Le Traité du Saint-Esprit (Mgr Gaume), Tome 1, deuxième partie

De Christ-Roi
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Mgr Gaume, Traité du Saint-Esprit, 1865, troisième édition, Gaume et Cie Editeurs, 3 rue de l'Abbaye, Paris 1890.

Tome I, deuxième partie

CHAPITRE XX (SUITE DU PRÉCÉDENT.) Le sacrifice : acte religieux le plus significatif et le plus inexplicable. - Il renferme deux mystères : un mystère d'expiation, et un mystère de rénovation; un mystère de mort et un mystère de vie. - Tristesse et joie; deux caractères du sacrifice. - Manifestations de la joie danses, chants, festins. - Triple manducation de la victime. - Parodie satanique de toutes ces choses. - Comme le Roi de la Cité du bien, le Roi de la Cité du mal exige des sacrifices. - Il en détermine la matière et toutes les circonstances : nouveau témoignage de Porphyre. - En haine du Verbe incarné, il commande le sacrifice de l'homme. - Parallélisme : le Bouc émissaire chez les Juifs et les Thargélies chez les Grecs. - Mêmes sacrifices chez les peuples païens, anciens et modernes : témoignages.

De tous les actes religieux le sacrifice est, sans contredit, le plus significatif et en même temps le plus inexplicable.

Le plus significatif. - Nul n'élève si haut la gloire de Dieu ; car nul ne proclame si éloquemment son domaine souverain sur la vie et sur la mort de tout ce qui existe. Voilà pourquoi, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, le Seigneur se réserve le sacrifice à lui seul; pourquoi il frappe de ses foudres le téméraire qui oserait se l'attribuer (Qui immolait diis occidetur,praeterquam Domino soli. Exod., XX, 20.) ; pourquoi il ne dissimule pas le plaisir mystérieux qu'il prend à l'odeur des victimes ; pourquoi enfin il en demande à perpétuité (Voir la plupart des chapitres du Lévitique et des Nombres.)

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Le plus inexplicable. - Nul n'accuse plus hautement une origine surnaturelle. Jamais les lumières de la raison n'iront à découvrir comment le péché de l'homme peut être effacé par le sang d'une bête. Ici, tout étant divin, on comprend que rien n'a été laissé à l'arbitraire de l'homme. Aussi nous voyons que, dans la Cité du bien, le choix des victimes, leurs qualités, leur nombre, la manière de les offrir, le jour et l'heure du sacrifice, les préparations des prêtres et les dispositions du peuple ; en un mot, tout ce qui se rapporte de près ou de loin à cet acte solennel, est divinement inspiré, prescrit, réglementé.

Or, le sacrifice renferme un double mystère : mystère d'expiation et mystère de rénovation; mystère de mort et mystère de vie.

Mystère d'expiation : en offrant à la mort un être quelconque, l'homme avoue, d'une part, que c'est lui qui mériterait d'être immolé et que la victime n'est que son représentant; d'autre part, il proclame sa dépendance absolue à l'égard de Dieu, le besoin qu'il a de lui et la reconnaissance à laquelle il est tenu, pour la vie et pour tous les moyens de l'entretenir.

Mystère de rénovation : par la protestation authentique qu'il fait de sa culpabilité et de son néant, l'homme se replace vis-à-vis de Dieu dans ses véritables rapports il se retrempe et se régénère.

De là, deux caractères invariables des sacrifices ; Une tristesse solennelle, accompagnée ou suivie d'une joie qui se manifeste par les démonstrations les moins équivoques, la danse, le chant et les festins (Comme la musique, la danse est une langue divine dans son origine et dans son but. Aussi, tous les peuples ont dansé en l'honneur de leurs dieux. David dansait en l'honneur du vrai Dieu. Dans l'Église catholique on a, pendant bien des siècles, dansé aux fêtes religieuses. Satan s'est emparé de la danse, et tous les peuples, ses esclaves, ont dansé en son honneur, depuis les Corybantes de la Grèce et les Saliens de Rome, jusqu'aux Derviches de Stamboul; depuis les Jumpers et les Méthodistes jusqu'aux sectateurs du Vandoux. - On lit dans Denys d'Halicarnasse, lib. II, c. 18 : « Les Romains les nomment Saliens (prêtres de ce nom), à cause de leur mouvement et de leur agitation continuelle; car ils se servent du mot salire pour dire danser et sauter : c'est pour cette raison qu'ils appellent salitores tous les autres danseurs, tirant leur nom de celui des Saliens, parce qu'ils sautent ordinairement en dansant. Mais chacun pourra juger, par ce qu'ils font, si j'ai bien rencontré touchant l'étymologie de leur nom. Car ils dansent en cadence au son de la flûte, tout armés, tantôt ensemble, tantôt l'un après l'autre, et en même temps qu'ils dansent, ils chantent aussi quelques hymnes du pays. »)

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Toutefois le festin est plus qu'un signe de joie. Le sacrifice n'est utile à l'homme, qu'autant que l'homme participe à la victime. Ainsi l'enseigne la foi de tous les peuples, fondée sur la nature même du sacrifice. Or, en la mangeant l'homme s'assimile la chair immolée; il se fait victime. Telle est la manière la plus énergique de proclamer que c'est lui, et non pas elle, qui devait périr.

De là, l'usage universel de la manducation dans tous les sacrifices. Seulement elle est matérielle, morale ou figurative. Matérielle, lorsqu'on mange réellement la chair de la victime ; morale, lorsque, à la place, on mange des fruits ou des gâteaux offerts avec elle ; figurative, lorsqu'on participe au repas donné à l'occasion du sacrifice. Telles sont, dans la Cité du bien, les lois, la nature et les circonstances de ce grand acte.

Avec une habileté surhumaine, le Roi de la Cité du mal s'est emparé de ces données divines et les a fait tourner à son profit. Le sacrifice est la proclamation authentique de la divinité de l'être auquel il s'adresse. Satan, qui veut être tenu pour Dieu, se l'est fait offrir;

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et, jusque dans les plus minces détails, il contrefait Jéhovah. « Les démons veulent être dieux, dit Porphyre, et le chef qui les commande aspire à remplacer le Dieu suprême. Ils se délectent dans les libations et la fumée des victimes, qui engraisse en même temps leur substance corporelle et spirituelle. Ils se nourrissent de vapeurs et d'exhalaisons, diversement, suivant la diversité de leur nature, et ils acquièrent des forces nouvelles par le sang et par la fumée des chairs brûlées. » (Horum enim proprium mendacium est, cum et omnes dii esse velint, et princeps eorum virtutis summi numinis existimationem affectet. Illi enim vero sunt, qui et libationibus et nidore carnium delectantur, quo utroque spirituum corporumque genus saginatur. Vitam enim ut vaporibus exhalationibusque sustentat, idque modo pro eorum diversitate diverso, ita vires sanguinis carniumque nidore confirmat. Apud Euseb., Praep. evang., lib. IV, c. XXII.)

Saint Augustin et saint Thomas nous donnent le vrai sens des paroles de Porphyre, en nous expliquant la nature du plaisir que les démons prennent à l'odeur des victimes. « Ce qu'on estime dans le sacrifice, ce n'est pas le prix de la bête immolée, mais ce qu'elle signifie. Or, elle signifie l'honneur rendu au souverain Maître de l'univers. De là cette parole : Les démons ne se réjouissent pas de l'odeur des cadavres, mais des honneurs divins. » (In oblatione sacrificii non pensatur pretium occisi pecoris, sed significatio, qua fit in honorem summi rectoris totius universi. Unde sicut Augustinus dicit (De civ. Dei, lib. X, c. XIX, ad fin.) : « Daemones non cadaverinis nidoribus, sed divinis honoribus gaudent. » 2a 2 ae, q. LXXXIV, art. 2, ad 2.)

Satan ne se contente pas de demander des sacrifices comme le vrai Dieu, il se permet d'en déterminer la matière et d'en régler les cérémonies. Après avoir fait serment de dire la vérité sur les mystères démoniaques, Porphyre s'exprime en ces termes : « Je vais, en consé

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quence, transcrire les préceptes de piété et de culte divin que l'oracle a proférés. Cet oracle d'Apollon expose l'ensemble et la division des rites qu'on doit observer pour chaque Dieu.

« En entrant dans la voie, tracée par un Dieu propice, souviens-toi d'accomplir religieusement les rites sacrés. Immole une victime aux divinités heureuses ; à celles qui habitent les hauteurs du ciel; à celles qui règnent dans les airs et dans l'atmosphère remplie de vapeurs; à celles qui président à la mer et à celles qui sont dans les ombres profondes de l'Érèbe. Car toutes les parties de la nature sont sous la puissance des dieux qui la remplissent. Je vais d'abord chanter la manière dont les victimes doivent être immolées. Inscris mon oracle sur des tablettes vierges.

« Aux dieux Lares, trois victimes ; autant aux dieux célestes. Mais avec cette différence : trois victimes blanches aux dieux célestes; trois, couleur de la terre, aux dieux Lares. Coupe en trois les victimes des dieux Lares; celles des dieux infernaux, tu les enseveliras dans une fosse profonde avec leur sang tout chaud. Aux nymphes, fais des libations de miel et des dons de Bacchus. Quant aux dieux qui voltigent autour de la terre, que le sang inonde leurs autels de toutes parts, et qu'un oiseau entier soit jeté dans les foyers sacrés; mais avant tout, consacre-leur des gâteaux de miel et de farine d'orge, mêlés d'encens et recouverts de sel et de fruits. Lorsque tu seras venu pour sacrifier au bord de la mer, immole un oiseau et jette-le tout entier dans les profondeurs, des flots.

« Toutes ces choses accomplies suivant les rites, avance-toi vers les choeurs immenses des dieux célestes. A tous

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rends le même honneur sacré. Que le sang mêlé à la farine coule à gros bouillons et forme des dépôts stagnants. Que les membres connus des victimes demeurent le partage des dieux; jette les extrémités aux flammes et que le reste soit pour les convives. Avec les agréables fumées dont tu rempliras les airs, fais monter jusqu'aux dieux tes ardentes supplications. »

Tels sont, avec beaucoup d'autres, les rites obligés des sacrifices demandés par le Roi de la Cité du mal. Tous sont une contrefaçon sacrilège des prescriptions religieuses du Roi de la Cité du bien. Or, l'imagination recule épouvantée devant l'incalculable multitude d'animaux de toute espèce, devant la somme fabuleuse de richesses de tout genre, volées à la pauvre humanité par son odieux et insatiable tyran. Toutefois, respirer le parfum des plus précieux aromates, savourer l'offrande des plus beaux fruits, boire à longs traits le sang des animaux choisis, ne lui suffit pas : il lui faut le sang de l'homme.

L'histoire des sacrifices humains révèle dans ses dernières profondeurs la haine du grand Homicide, contre le Verbe incarné et contre l'homme son frère. Cette haine ne saurait être plus intense dans sa nature, ni plus étendue dans son objet. D'une part, elle va jusqu'où elle peut aller, à la destruction ; d'autre part, le sacrifice humain a fait le tour du monde. Il règne encore partout où règne sans contrôle le Roi de la Cité du mal. Autant s'amuser à établir l'existence du soleil, que d'accumuler les preuves de ce monstrueux phénomène (En constater l'universalité afin d'en déduire des conséquences décisives, relativement à l'influence des démons, c'est tout autre chose. Entrepris par notre savant ami, M. le docteur Boudin, médecin en chef de l'hôpital militaire de Vincennes, cet utile travail est en cours de publication dans le précieux recueil de M. Bonnetty, les Annales de philosophie chrétienne. Voir le premier article dans le numéro d'avril 1861.) Nous

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nous contenterons de rappeler quelques faits, propres à montrer jusqu'où Satan pousse la parodie des institutions divines, sa soif inextinguible de sang humain, et sa préférence, libre ou forcée, pour la forme du serpent.

Parmi les rites sacrés prescrits à Moïse, je ne sais s'il en est aucun de plus mystérieux et de plus célèbre que celui du bouc émissaire. Deux boucs, nourris pour cet usage, étaient amenés au grand prêtre, à l'entrée du Tabernacle. Chargés de tous les péchés du peuple, l'un était immolé en expiation, l'autre chassé au désert, pour marquer l'éloignement des fléaux mérités. Le sacrifice avait lieu chaque année, vers l'automne, à la fête solennelle des Expiations.

Cette institution divine, le Roi de la Cité du mal s'empresse de la contrefaire. Mais il la contrefait à sa manière : au lieu du sang d'un bouc, il exige le sang d'un homme. Écoutons les païens eux-mêmes nous raconter, avec leur calme glacé, l'horrible coutume. Dans les républiques de la Grèce, et notamment à Athènes, on nourrissait aux frais de l'État quelques hommes vils et inutiles. Arrivait-il une peste, une famine ou une autre calamité, on allait prendre deux de ces victimes et on les immolait, pour purifier la ville et la délivrer. Ces victimes s'appelaient demosioi, nourris par le peuple; pharmakaoi, purificateurs; Katharmata, expiateurs.

Il était d'usage d'en immoler deux à la fois : un pour les hommes, et un pour les femmes, sans doute afin de rendre plus complète la parodie des deux boucs émissaires,

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L'expiateur pour les hommes portait un collier de figues noires; celui des femmes en avait un de figues blanches. Afin que tout le monde pût jouir de la fête, on choisissait un lieu commode pour le sacrifice. Un des archontes, ou principaux magistrats, était chargé d'en soigner tous les préparatifs et d'en surveiller tous les détails. Le cortège se mettait en marche, accompagné de choeurs de musiciens, exercés de longue main et superbement organisés. Pendant le trajet, on frappait sept fois les victimes avec des branches de figuier et des oignons sauvages, en disant : Sois notre expiation et notre rachat.

Arrivés au lieu du sacrifice, les expiateurs étaient brûlés sur un bûcher de bois sauvage et leurs cendres jetées au vent dans la mer, pour la purification de la ville malade. D'accidentelle qu'elle était dans le principe, l'immolation devint périodique et reçut le nom de fête des Thargélies. On la faisait en automne, elle durait deux jours, pendant lesquels les philosophes célébraient par de joyeux festins la naissance de Socrate et de Platon. Ainsi, chaque année, dans la même saison, tandis que le vrai Dieu se contentait du sang d'un bouc, Satan se faisait offrir le sang d'un homme. (Annales, juillet 1861, p. 46 et suiv. - Croirait-on que les dictionnaires grecs classiques, au lieu de donner aux mots leur véritable signification, aiment mieux faire des contre-sens que de révéler ces abominables détails? C'est ainsi que la Renaissance trompe la jeunesse, et par elle l'Europe chrétienne, sur le compte de la belle antiquité. Id., ib.)

Dans la même catégorie on peut ranger le sacrifice annuel, offert par les Athéniens à Minos. Les Athéniens ayant fait mourir Androgée, ils furent moissonnés par la peste et par la famine. L'oracle de Delphes, interrogé sur la cause de la double calamité et sur le moyen d'y

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mettre un terme, répondit : « La peste et la famine cesseront, si vous désignez par le sort sept jeunes gens et autant de jeunes vierges pour [Minos|Minos]] : vous les embarquerez sur la mer sacrée en représailles de votre crime. C'est ainsi que vous vous rendrez le dieu favorable.

Les malheureuses victimes étaient conduites dans l'île de Crète et enfermées dans un labyrinthe, où elles étaient dévorées par un monstre, moitié homme et moitié taureau, qui ne se nourrissait que de chair humaine. « Qu'est-ce donc que cet Apollon, ce dieu sauveur que consultent les Athéniens, demande Eusèbe aux auteurs païens, historiens du fait ? Sans doute, il va exhorter les Athéniens au repentir et à la pratique de la justice. Il s'agit bien de pareilles choses ! qu'importent de tels soins pour ces excellents dieux, ou plutôt pour ces démons pervers? Il leur faut, au contraire, des actes du même genre, immiséricordieux, féroces, inhumains, ajoutant, comme dit le proverbe, la peste à la peste, la mort à la mort.

« Apollon leur ordonne d'envoyer chaque année au Minotaure sept adolescents et sept jeunes vierges, choisis parmi leurs enfants. Pour une seule victime, quatorze victimes, innocentes et candides! Et non pas une fois seulement, niais à tout jamais, de manière que jusqu'au temps de la mort de Socrate, c'est-à-dire plus de cinq cents ans après, l'odieux et atroce tribut n'était pas encore supprimé chez les Athéniens. Ce fut, en effet,

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la cause du retard apporté à l'exécution de la sentence capitale rendue contre ce philosophe'. »

Outre ces immolations périodiques, les Athéniens, dans les circonstances difficiles, n'hésitaient pas plus que les autres peuples de la belle antiquité, à recourir, sur la demande des dieux, aux sacrifices humains. C'était au moment de livrer bataille à la flotte de Xerxès. « Pendant que Thémistocle, écrit Plutarque, faisait aux dieux des sacrifices sur le vaisseau amiral, on lui présenta trois jeunes prisonniers d'une beauté extraordinaire, magnifiquement vêtus et chargés d'ornements d'or. On disait que c'étaient les enfants de Sandaque, soeur du roi, et d'un prince appelé Artaycte.

« Au moment où le devin Euphrantidès les aperçut, il remarqua qu'une flamme pure et claire sortait du milieu des victimes, et un éternuement donna un augure à droite. Alors, appuyant sa main droite sur Thémistocle, il lui ordonna, après avoir invoqué Bacchus Omestès (mangeur de chair crue), de lui immoler ces jeunes gens, l'assurant que la victoire et le salut des Grecs seraient ainsi assurés. » Thémistocle semble hésiter; mais les soldats veulent qu'on suive l'avis du devin, et les jeunes gens sont immolés. (In Themist., c. su, n. 3.)

A l'instar des Grecs, les Romains avaient aussi leurs expiateurs publics. C'étaient des victimes choisies et dévouées d'avance. Dans les calamités publiques, on allait les prendre pour les égorger, dans le lieu où elles étaient nourries : comme le boucher va chercher au pâturage le boeuf qu'il conduit à l'abattoir. (Hic ergo hircus emissarius erat quasi anathema, catharma et piaculum populi, cui populus per manum pontificis omnia sua peccata imponebat, ut ille iis onutus, ea secum extra castra in desertum efferret : perinde ac Romani et Graeci tempore communis pestis aut luis homines peculiares seligebant, eosque necando diis devovebant ad cladem evertendam. Corn. a Lap., in Levit., XVI, 10; et Dyon. Halicarn., apud Euseb., Praep. evang., lib. IV, c. XVI.

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La capitale de la civilisation païenne, Rome, a sacrifié des victimes humaines jusqu'à l'avènement du christianisme; et, parmi les sacrificateurs, Dion Cassius cite l'homme le plus éminent de l'antiquité, Jules César. « A la suite des jeux qu'il fit célébrer après ses triomphes (dans lesquels fut égorgé Vercingétorix), ses soldats se mutinèrent. Le désordre ne cessa que lorsque César se fut présenté au milieu d'eux, et qu'il eut saisi de sa main un des mutins pour le livrer au supplice. Celui-là fut puni pour ce motif, mais deux autres hommes furent, en outre, égorgés en manière de sacrifice. C'est dans le champ de Mars, par les pontifes et par le flamine de Mars qu'ils furent immolés (Hist. Rom. XLIII, c. 24.) » Ajoutons avec Tite-Live qu'il était permis au consul, au dictateur et au préteur, quand il dévouait les légions des ennemis, de dévouer non pas soi-même, mais le citoyen qu'il voulait, pris dans une légion romaine (Illud adjiciendum videtur, licere consuli dictatorique et praetori, quum legiones hostium devoveat, non utique se, sed quem velit, ex legione romana scripta civem devovere, lib. VIII, e. 10. - Tous les jeux de l'amphithéâtre en l'honneur de Jupiter Latialis commençaient par un sacrifice humain.)

Les Romains et les Grecs n'étaient que les imitateurs des peuples de l'Orient, et des Phéniciens en particulier. Voisins des Juifs, dont ils connaissaient les rites sacrés, ces derniers purent, en effet, recevoir dès le principe et accepter sans résistance la contrefaçon du bouc émissaire. « Chez ce peuple, dit Philon de Byblos, c'était un

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antique usage que, dans les graves dangers, pour prévenir une ruine universelle, les chefs de la ville ou de la nation livrassent les plus chéris de leurs enfants pour être immolés, comme une rançon, aux dieux vengeurs. C'est ainsi que Cronus, roi de ce pays, menacé d'une guerre désastreuse, immola lui-même son fils unique, sur l'autel qu'il avait dressé pour cela. L'immolation de la victime était accompagnée de cérémonies mystérieuses. » (Apud veteres, in more positum erat, ut in summis reipublicae calamitatibus, penes quos aut civitatis, aut gentis imperium esset, iis, liberorum suorum carissimi, ultoribus daemonibus, jugulati, sanguine, quasi pretio, publicum exitium interitumque redimerent. Qui vero tunc ad sacrificium devovebantur, eos mysticis quibusdam caeremoniis jugulabant. Apud Euseb., Praep. evang., lib. IV, c. XVI.)

Dans tous les lieux où le christianisme n'a pas détruit son empire, le Roi de la Cité du mal continue la sanglante parodie. Les Thargélies subsistent encore aujourd'hui chez les Condes, peuples de l'Inde, telles à peu près que nous les avons vues dans la Grèce, il y a trois mille ans. Là, on engraisse des enfants qu'on égorge par centaines, au printemps, et dont le sang, répandu sur les prairies, passe pour avoir la vertu de les féconder.

A la date du 6 septembre 1850, l'évêque d'Olène, vicaire apostolique de Visigapatam (Inde anglaise), écrit : « Le gouvernement anglais a cru devoir porter la guerre jusqu'aux foyers des Condes : en voici la raison. Les sacrifices humains sont encore en usage chez ce malheureux peuple. A l'occasion d'une fête, ou d'une calamité, à l'époque des semailles surtout, ils immolent des enfants de l'un et de l'autre sexe. Dans ce but, on fait de ces innocentes victimes comme des dépôts

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pour servir dans les différentes circonstances... Tout prétexte est bon pour cette boucherie : un fléau public, une maladie grave, une fête de famille, etc.

« Huit jours avant le sacrifice, le malheureux enfant ou adolescent qui doit en faire les frais est garrotté. On lui donne à boire et à manger ce qu'il désire. Pendant cet intervalle, les villages voisins sont invités à la fête. On y accourt en grand nombre. Lorsque tout le monde est réuni, on conduit la victime au lieu du sacrifice. En général, on a soin de la mettre dans un état d'ivresse. Après l'avoir attachée, la multitude danse à l'entour. Au signal donné, chaque assistant court couper un morceau de chair qu'il emporte chez lui. La victime est dépecée toute vivante. Le lambeau que chacun en détache pour son propre compte doit être palpitant. Ainsi chaud et saignant, il est porté en toute hâte sur le champ qu'on veut féconder. Tel est le sort réservé à ceux qui me parlaient, et cependant ils dansèrent une grande partie de la nuit. » (Annales de la Prop. de la foi, n. 138, p. 402 et soiv.)

Mêmes sacrifices chez certaines peuplades mahométanes de l'Afrique orientale. « Dans une ville arabe que je connais (Annal., id., mars 1863, p. 132.), écrit un missionnaire, j'ai visité la maison où l'on immola, il y a quatre ans, trois jeunes vierges, pour détourner un malheur qui menaçait la contrée. Cette barbarie n'était pas le fait d'un seul, mais l'accomplissement d'une décision prise en conseil par les grands du pays. Je sais de source certaine, et j'en pourrais produire les témoins, que ces malheureuses victimes de la superstition musulmane ont été divisées en tronçons, et leurs membres portés et enterrés en divers endroits du

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territoire menacé. » Des horreurs semblables se commettent en Chine et dans l'Océanie : Satan est toujours et partout le même (ibid., n. 116, p. 49, etc., etc.)

Le genre particulier de sacrifices que nous venons de signaler ne donne qu'une idée bien imparfaite de sa soif insatiable de sang humain. Pour la connaître un peu mieux, il faut se rappeler que les sacrifices humains ont existé partout pendant deux mille ans ; qu'ils ont été pratiqués sur une grande échelle ; que les jeux de l'amphithéâtre, dans lesquels périssaient en un seul jour plusieurs centaines de victimes, étaient des fêtes religieuses; que sous les Césars ces jeux se renouvelaient plusieurs fois la semaine ; qu'il y avait des amphithéâtres dans toutes les villes importantes de l'empire romain ; que le sacrifice humain avait lieu hors des frontières de cet empire ; qu'en Amérique il a dépassé toutes les proportions connues ; enfin, que le même carnage continue, à l'heure qu'il est, dans tous les lieux restés sous l'entière domination du prince des ténèbres.

En 1447, trente-quatre ans avant la conquête espagnole, eut lieu à Mexico la dédicace du Téocalli ou temple du Dieu de la guerre, par Ahuitzotl, roi du Mexique. Jamais, dans aucun pays, si épouvantable boucherie n'avait eu lieu pour honorer la Divinité. Les historiens indigènes, qu'on ne peut accuser ni d'ignorance ni de partialité en cette occasion, portent à 80,000 le nombre des victimes humaines immolées dans cette fête, dont ils donnent la description suivante.

Le roi et les sacrificateurs montèrent sur la plate-forme du temple. Le monarque mexicain se plaça à côté de la

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pierre des sacrifices, sur un siège orné de peintures effrayantes. Au signal donné par une musique infernale, les captifs commencèrent à monter les degrés du téocalli; ils étaient couverts d'habits de fête, et avaient la tête ornée de plumes.

A mesure qu'ils arrivaient au sommet, quatre ministres du temple, le visage barbouillé de noir et les mains teintes en rouge (images vivantes du démon), saisissaient la victime et l'étendaient sur la pierre aux pieds du trône royal. Le roi se prosternait, en se tournant successivement vers les quatre points cardinaux (parodie du signe de la croix) ; il lui ouvrait la poitrine, dont il arrachait le coeur qu'il présentait palpitant aux mêmes côtés, et le remettait ensuite aux sacrificateurs. Ceux-ci allaient le jeter au quanhxicalli, espèce d'auge profonde destinée à ce service sanglant. Ils achevaient la cérémonie, en secouant aux quatre points cardinaux le sang qui leur restait aux mains.

Après avoir immolé de la sorte une multitude de victimes, le roi fatigué présenta le couteau au grand-prêtre, puis celui-ci à un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que leurs forces fussent épuisées. D'après les souvenirs du temps, le sang coulait le long des degrés du temple, comme l'eau durant les averses orageuses de l'hiver, et on eût dit que les ministres étaient revêtus d'écarlate. Cette épouvantable hécatombe dura quatre jours. Elle avait lieu à la même heure et avec le même cérémonial dans les principaux temples de la ville; et les plus grands seigneurs de la cour y remplissaient, avec les prêtres, les mêmes fonctions que Ahuitzotl au sanctuaire du dieu de la guerre. Les rois tributaires et les grands qui avaient assisté au sacrifice voulurent l'imiter dans la

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dédicace de quelques temples. Le sang humain ne fut pas épargné. Un auteur mexicain, Ixtlilxochitl, estime à plus de 100,000 le nombre des victimes qu'on immola cette année.

Le fleuve de sang humain, qui dans certaines circonstances devenait un grand lac, ne cessait jamais de couler. Comme les Grecs, les Romains, les Gaulois et autres peuples de l'antiquité, les Mexicains avaient aussi leurs Thargélies. Au milieu d'une épaisse forêt, se trouvait le souterrain consacré à Pétéla, prince des temps antiques. Sous ses sombres voûtes, le voyageur contemple avec stupeur la bouche béante d'un abîme sans fond, où se précipitent en mugissant les eaux d'une rivière. C'est là que, dans les moments d'épreuve, on amenait en pompe les esclaves ou les prisonniers, captivés à cette intention. On les couvrait de fleurs et de riches vêtements, et on les précipitait dans l'abîme au milieu des nuages d'encens, qu'on envoyait à l'idole.

Tous les mois de l'année étaient marqués par des sacrifices humains. Celui qui répond à notre mois de février était consacré aux Génies des eaux. On achetait, pour leur sacrifice, de tout petits enfants, que les pères offraient souvent d'eux-mêmes, afin d'obtenir pour la saison prochaine l'humidité nécessaire à la fécondation de la terre. On portait ces enfants au sommet des montagnes, où s'engendrent les orages, et là on les immolait; mais on en réservait toujours quelques-uns, pour les sacrifier au commencement des pluies. Le prêtre leur ouvrait la poitrine et en arrachait le coeur, qui était offert en propitiation à la Divinité, et leurs petits corps étaient servis ensuite, dans un festin de cannibales, aux prêtres et à la noblesse.

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Un autre mois était appelé l' Écorchement humain. Son patron était Xipé, le chauve ou l'écorché, autrement dit Totec, c'est-à-dire Notre-Seigneur, mort jeune et de mort malheureuse (contrefaçon évidente de N. S. J.-C.). Cette divinité inspirait à tous une grande horreur. On lui attribuait le pouvoir de donner aux hommes les maladies qui causent le plus de dégoût (moyen infernal de faire détester le Crucifié); aussi on lui offrait journellement des sacrifices humains. Les victimes conduites à ses autels étaient enlevées par les cheveux, jusqu'à la terrasse supérieure du temple. Ainsi suspendues, les prêtres les écorchaient toutes vives, se revêtaient de leur peau sanglante et s'en allaient par la ville quêter en l'honneur du dieu. Ceux qui les présentaient étaient tenus de jeûner durant vingt jours à l'avance, après quoi ils se régalaient d'une partie de leur chair (Hist. des nations civilisées du Mexique, par l'abbé Brasseur de Bourbourg, t. III, p. 341, 21-503, etc.)

Citons encore la fête des Coutumes, au royaume de Dahomey, dans l'Afrique occidentale. En voici la relation écrite en 1860 par un voyageur européen, témoin occulaire de ce qu'il raconte. « Le 16 juillet, on présente au roi un captif fortement bâillonné. Le roi lui donne des commissions pour son père défunt, lui fait remettre, pour sa route, une piastre et une bouteille de tafia, après quoi on l'expédie. Deux heures après, quatre nouveaux messagers partaient dans les mêmes conditions. Le 23, j'assiste à la nomination de vingt-trois officiers et musiciens, qui vont être sacrifiés pour entrer au service du roi défunt. Le 28, immolation de quatorze captifs, dont on porte les têtes sur dif


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férents points de la ville, au son d'une grosse clochette.

« Le 29, on se prépare à offrir à la mémoire du roi Ghézo les victimes d'usage. Les captifs ont un bâillon en forme de croix, qui doit les faire énormément souffrir : on leur passe le bout pointu dans la bouche, il s'applique sur la langue, ce qui les empêche de la doubler et par conséquent de crier. Ces malheureux ont presque tous les yeux hors de la tête. Les chants ne discontinuent pas, ainsi que les tueries. Pendant la nuit du 30 et du 31, il est tombé plus de cinq cents têtes. Plusieurs fossés de la ville sont comblés d'ossements humains. Les jours suivants, continuation des mêmes massacres.

« La tombe du dernier roi est un grand caveau creusé dans la terre. Ghézo est au milieu de toutes ses femmes qui, avant de s'empoisonner, se sont placées autour de lui, suivant le rang qu'elles occupaient à sa cour. Ces morts volontaires peuvent s'élever au nombre de six cents.

«Le 4 août, exhibition de quinze femmes prisonnières, destinées à prendre soin du roi Ghézo dans l'autre monde. On les tuera cette nuit d'un coup de poignard dans la poitrine. Le 5 est réservé aux offrandes du roi. Quinze femmes et trente-cinq hommes y figurent, bâillonnés et ficelés, les genoux repliés jusqu'au menton, les bras attachés au bas des jambes, et maintenus chacun dans un panier qu'on porte sur la tête, le défilé a duré plus d'une heure et demie. C'était un spectacle diabolique que de voir l'animation, les gestes, les contorsions de toute cette négrille.

« Derrière moi étaient quatre magnifiques noirs, fai-

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sant fonction de cochers autour d'un petit carrosse, destiné à être envoyé au défunt, en compagnie de ces quatre malheureux. Ils ignoraient leur sort. Quand on les a appelés, ils se sont avancés tristement, sans proférer une parole; un d'eux avait deux grosses larmes qui perlaient sur ses joues. Ils ont été tués tous quatre, comme des poulets, par le roi en personne... Après l'immolation, le roi est monté sur une estrade, a allumé sa pipe et donné le signal du sacrifice général. Aussitôt les coutelas se sont tirés, et les têtes sont tombées. Le sang coulait de toutes parts ; les sacrificateurs en étaient couverts, et les malheureux qui attendaient leur tour, au pied de l'estrade royale, étaient comme teints en rouge.

« Ces cérémonies vont durer encore un mois et demi, après quoi le roi se mettra en campagne pour faire de nouveaux prisonniers et recommencer sa fête des Coutumes (Le royaume de Dahomey compte près d'un million d'habitants); vers la fin d'octobre il y aura encore sept à huit cents têtes abattues. » (Annales de la Propagation de la Foi, mars 1861, p. 152 et suiv. - L'auteur de ce récit n'est pas un missionnaire. Nous avons vu un missionnaire qui nous a confirmé tous ces détails, en ajoutant que, depuis douze ans qu'il est en Afrique, on peut sans exagération porter à 16,000 le nombre des victimes humaines, immolées dans le royaume de Dahomey. Voir le Voyage de M. Répin, médecin de marine, 1862.)

Au roi Ghézo a succédé son fils, le prince Badou. L'intronisation du nouveau monarque a été le triomphe des anciennes lois, qui ont repris toute la rigueur sanguinaire réclamée par les Féticheurs. « Il ne faut pas croire que la boucherie humaine se borne aux grandes fêtes. Pas un jour ne se passe, sans que quelques têtes tombent sous la hache du fanatisme. Dernièrement

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l'Europe a frémi en apprenant que le sang de trois mille créatures humaines avait arrosé le tombeau de Ghézo. Hélas ! s'il n'y en avait eu que trois mille' ! » (ibid, mai 1862.)

Ce n'est pas seulement à Cana, la ville sainte de Dahomey, mais encore à Abomey, capitale du royaume, que se jouent ces sanglantes tragédies. « Appelés au palais du roi, écrit un voyageur, nous vîmes quatre-vingt-dix têtes humaines, tranchées le matin même : leur sang coulait encore sur la terre. Ces affreux débris étaient étalés, de chaque côté de la porte, de manière que le public pût bien les voir... Trois jours après, nouvelle visite obligée au palais, et même spectacle : soixante têtes fraîchement coupées, rangées comme les premières, de chaque côté de la porte, et trois jours plus tard, encore trente-six. Le roi avait fait construire, sur la place du marché principal, quatre grandes plates-formes, d'où il jeta au peuple des cauris, coquillages servant de monnaie et sur lesquelles il fit encore immoler soixante victimes humaines. » (Voir le Tour du monde, n. 163, p. 107.)

Voici la forme, de ce nouveau sacrifice. « On apporta de grandes mannes ou corbeilles, contenant chacune un homme vivant dont la tête seule passait au dehors. On les aligna un instant sous les yeux du roi, puis on les précipita, l'un après l'autre, du haut de la plate-forme sur le sol de la place où la multitude, dansant, chantant et hurlant, se disputait cette aubaine; comme en d'autres contrées les enfants se disputent les dragées de baptême. Tout Dahomyen assez favorisé du sort pour saisir une victime et lui scier la tête, pouvait aller à l'instant même échanger ce trophée contre une filière

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de cauris (environ 2 f. 50). Ce n'est que lorsque la dernière victime eut été décollée, et que deux piles sanglantes, l'une de têtes, l'autre de troncs, eurent été élevées aux deux bouts de la place, qu'il me fut permis de me retirer chez moi » (Le Tour du monde, p. 110).

Que deviennent les cadavres? L'histoire nous apprend que toujours et partout la manducation, sous une forme ou sous une autre, accompagne le sacrifice. Que deviennent donc les corps des innombrables victimes du Moloch dahomyen? « J'ai souvent, dit un voyageur, posé cette question à des Dahomyens de diverses classes, et je n'ai jamais pu obtenir une réponse bien catégorique. Je ne crois pas les Dahomyens anthropophages... Il pourrait se faire néanmoins qu'ils attachassent quelque idée superstitieuse à la consommation de ces restes, et qu'ils servissent à de secrètes et révoltantes agapes; mais, je le répète, je n'ai là-dessus que des soupçons, qu'ont fait naître dans mon esprit l'hésitation et l'embarras des noirs que j'ai interrogés à ce sujet"- » (id., p. 102).

Si on en juge par la tyrannie absolue que le grand Homicide exerce sur ce malheureux peuple, il est plus que probable que les soupçons du voyageur ne tarderont pas à devenir une affreuse certitude.

Avec la haine de l'homme et la soif de son sang, cette tyrannie se révèle par un dernier trait, unique dans l'histoire. « C'est à Abomey que se trouve le tombeau des rois, vaste souterrain creusé de main d'homme. Quand un roi meurt, on lui érige, au centre de ce caveau, une espèce de cénotaphe entouré de barres de fer et surmonté d'un cercueil cimenté du sang d'une cen

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taine de captifs provenant des dernières guerres, et sacrifiés pour servir de gardes au souverain, dans l'autre monde. Le corps du monarque est déposé dans ce cercueil, la tête reposant sur les crânes des rois vaincus.

Comme autant de reliques de la royauté défunte, on dépose au pied du cénotaphe tout ce qu'on peut y placer de crânes et d'ossements.

« Tous les préparatifs terminés, on ouvre la porte du caveau et l'on y fait entrer huit abaies, danseuses de la cour, en compagnie de cinquante soldats; danseuses et guerriers, munis d'une certaine quantité de provisions, sont chargés d'accompagner leur souverain dans le royaume des ombres : en d'autres termes, ils sont offerts en sacrifice aux mânes du roi mort. Dix-huit mois après, pour l'intronisation du nouveau roi, le cercueil est ouvert, et le crâne du roi mort en est retiré. Le régent prend ce crâne dans la main gauche, et, tenant une petite hache de la main droite, il la présente au peuple, proclame la mort du roi et l'avènement de son successeur. Avec de l'argile pétrie dans le sang des victimes humaines, on forme un grand vase, dans lequel le crâne et les os du feu roi sont définitivement scellés. Jamais la soif du sang du Moloch africain ne se manifeste plus qu'en cette solennité. Des milliers de victimes humaines sont immolées, sous prétexte d'envoyer porter au feu roi la nouvelle du couronnement de son successeur (Le Tour du monde, 103, 104)..

Toutes ces horreurs se commettent au nom de la religion et il y a de prétendus grands esprits qui disent que toutes les religions sont bonnes. Il est donc indifférent de pratiquer une religion qui défend sous des peines

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éternelles d'attenter à la vie de l'homme, et une religion qui commande d'immoler les hommes par milliers? une religion qui protège l'enfant comme la prunelle de l'ail, et une religion qui ordonne aux parents de porter cet être chéri au couteau du sacrificateur, ou de le jeter vivant dans les bras d'une statue incandescente? une religion qui condamne jusqu'à la pensée du mal, et une religion qui fait de la prostitution publique une partie de son culte? une religion qui dit : Bien d'autrui tu ne prendras; et une religion qui adore des divinités protectrices des voleurs?

Toutes ces horreurs se commettent, aujourd'hui même, à quelques centaines de lieues des côtes de France! Et l'Europe chrétienne, qui a des milliers de soldats pour faire la guerre au Pape, n'en a pas un pour faire respecter les plus saintes lois de l'humanité! Une seule chose a délivré l'Europe de cruautés semblables, une seule chose en empêche le retour, c'est le christianisme. Et il se trouve aujourd'hui, en Europe, des milliers d'hommes qui n'ont de voix que pour insulter le christianisme, de plumes que pour le calomnier, de mains que pour le souffleter! Ingrats! qui, sans le christianisme, eussent peut-être été offerts en victime à quelque Ghézo d'autrefois, ou brûlés dans un panier d'osier en l'honneur de Teutatès !

CHAPITRE XXI (AUTRE SUITE DU PRÉCÉDENT.) Nouveau trait de parallélisme entre la religion de la Cité du bien et la religion de la Cité du mal : la manducation de la victime. -L'anthropophagie : sa cause. - Lettre d'un missionnaire d'Afrique : histoire d'un sacrifice humain avec manducation de la victime. - Autres témoignages. - L'anthropophagie chez les anciens : preuves. - Autre trait de parallélisme : le sacrifice commandé par Dieu et par Satan. - Preuves de raison. - Témoignage d'Eusèbe. - Tyrannie de Satan pour obtenir des victimes humaines : passages de Denys d'Halicarnasse et de Diodore de Sicile.

Ce n'est pas seulement dans l'institution du sacrifice, que le roi de la Cité du mal contrefait le roi de la Cité du bien : il le singe encore dans les circonstances qui l'accompagnent et dans l'inspiration mystérieuse qui le commande.

On connaît les purifications, les abstinences, les préparations qui, dans la Cité de Dieu, ont toujours précédé l'offrande du sacrifice. On connaît également les transports de joie, les chants, les danses, la musique sacrée, qui l'accompagnaient chez l'ancien peuple de Dieu, ainsi que l'allégresse et la pompe dont le peuple nouveau l'accompagne dans les grandes solennités.

Inutile de prouver que tout cela se retrouve intact, bien que défiguré, dans la Cité du mal. Le fait est connu de quiconque a la plus légère notion de l'antiquité

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païenne (voir entre autres Theatrum magnum vitae humanae, art. Sacerdotes). Il en est un autre qui nous semble demander une explication particulière. De toutes les conditions du sacrifice, la plus universelle, parce qu'elle est la plus importante, est la participation à la victime par la manducation. On a vu que cette manducation est matérielle, morale ou figurative. A l'imitation du vrai Dieu, Satan la veut pour lui-même. Comme il exige des victimes humaines, souvent il exige de ses adorateurs la participation à l'abominable sacrifice, par une manducation réelle. De là, l'anthropophagie.

Que l'anthropophagie en général soit due à une inspiration satanique, il est, ce nous semble, facile de le prouver par un raisonnement péremptoire. L'anthropophagie est un fait. Tout fait a une cause. La cause de l'anthropophagie est naturelle ou surnaturelle.

Naturelle, si elle se trouve dans les instincts de la nature ou dans les lumières de la raison. Or, les instincts de la nature portent si peu l'homme à manger l'homme, que, dans une ville assiégée, par exemple, ou sur un bâtiment privé de tout moyen de subsistance, ce n'est qu'à la dernière extrémité, et avec une répugnance extrême, que l'homme se décide, pour sauver sa vie, à se nourrir de la chair de son semblable.

Dans ses lumières, la raison ne trouve rien qui commande, qui approuve, à plus forte raison, qui glorifie une pareille action. Que dis-je? c'est à peine si elle parvient à l'excuser. Ainsi, personne qui n'éprouve un sentiment d'horreur en lisant dans l'histoire les faits, heureusement assez rares, d'anthropophagie, alors même qu'ils semblent commandés par les circons

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tances. On plaint, on déplore; mais applaudir, jamais.

Si la cause de l'anthropophagie n'est pas naturelle, elle est donc surnaturelle. Il y a deux surnaturels, le surnaturel divin, et le surnaturel satanique. Est-ce dans le premier que nous trouvons la cause de l'anthropophagie? Évidemment non : Dieu la condamne. A moins d'admettre un effet sans cause, il reste donc à l'attribuer au second, c'est-à-dire à l'éternel ennemi de l'homme. C'est lui, en effet, qui en est l'inspirateur, lui, dont l'infernale malice pervertit tous les instincts de la nature, éteint toutes les lumières de la raison, an point de faire trouver à l'homme son plaisir, dans un acte qui est le renversement complet de toutes les lois divines et humaines.

Nous reviendrons sur ce fait. Pour le moment, nous devons nous occuper de l'anthropophagie, considérée comme appendice obligé du sacrifice. L'antiquité nous la montre pratiquée chez les Bassares, peuple de Libye. « Ils avaient, dit Porphyre, imité les sacrifices des Tauriens, et mangeaient la chair des hommes sacrifiés. Qui ne sait qu'après ces odieux repas, ils entraient en fureur contre eux-mêmes, se mordant mutuellement, et qu'ils ne cessèrent de se nourrir de sang, que quand ceux qui les premiers (les démons) avaient introduit ces sortes de sacrifices, eurent détruit leur race. » (De abstin., lib. II, I, 56, édit. Didot, p. 45).

Sous la même forme, on l'a trouvée chez la plupart des sauvages du nouveau monde; elle se pratique encore dans l'Océanie et dans l'Afrique centrale. Forcé de nous restreindre, nous n'en rapporterons qu'un seul exemple. Le 18 octobre 1861, un de nos missionnaires,

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venu à Paris, après douze ans de séjour sur la côte occidentale d'Afrique, nous disait et, plus tard, voulait bien nous écrire ce qui suit :

« C'était au mois de septembre 1850. J'étais moi-même sur les lieux, où se fit le sacrifice dont je viens vous parler. Il est à remarquer que ce n'est pas ici un fait isolé, mais ces sortes de sacrifices sont d'un usage très fréquent.

« La victime était un beau jeune homme, pris dans une peuplade voisine. Pendant quinze jours, il fut attaché par les pieds et par les mains à un tronc d'arbre, au milieu des cases du village. Sachant le sort qui l'attendait, ce malheureux fit, pendant la nuit du quatorzième au quinzième jour, un suprême effort pour se dégager de ses liens : il y réussit. Éperdu, il arrive avant le jour à un poste français. Personne n'entendant sa langue, il fut pris pour un esclave fugitif, et on le livra sans difficulté aux nègres qui, s'étant mis à sa poursuite, ne tardèrent pas à le réclamer. Reconduit au village, le sacrifice fut décidé pour le jour même, qui était un vendredi : il eut lieu de la manière accoutumée.

« La victime est garrottée et assise sur une pierre, en guise d'autel, au centre d'une grande place. Autour de la place, des marmites pleines d'eau sont placées sur des foyers. Une musique bruyante, accompagnée de nombreux tamtams, occupe une des extrémités de la place, et attend le signal. La population du village et des villages voisins, souvent au nombre de trois à quatre mille personnes, revêtues de leurs habits de fête, se range en cercle autour de la victime. C'est en petit les amphithéâtres des Romains.

« Au signal donné, la musique, les tamtams, les vo

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ciférations de la foule remplissent l'air d'un bruit infernal : c'est l'annonce du sacrifice. Les sacrificateurs s'approchent de la victime, armés de mauvais couteaux, et commencent leur atroce ministère. Suivant les rites, la victime doit être dépecée toute vivante, et par les articulations. On commence par la main droite qu'on détache du bras, en coupant l'articulation du poignet. De là, on passe au pied gauche, qu'on coupe au-dessous de la cheville; puis on vient à la main gauche, et au pied droit. Des poignets on passe aux coudes, des coudes aux genoux, des genoux aux épaules, des épaules aux cuisses, toujours en alternant, jusqu'à ce qu'il ne reste que le, tronc, surmonté de la tête. Ainsi fut immolé mon malheureux jeune homme.

« A mesure qu'ils tombent, les membres de la victime sont portés dans les chaudières pleines d'eau bouillante. On termine l'opération en tranchant, ou mieux en sciant la tête qui est jetée au milieu de la place. Alors commence un spectacle, dont rien ne saurait donner même une faible idée. Les spectateurs semblent saisis d'une fureur diabolique. Au son d'une musique affreusement discordante, au bruit de vociférations inhumaines, les femmes échevelées, les hommes défigurés par je ne sais quelle ivresse magique, se livrent à des danses ou plutôt à des contorsions effrayantes. La ronde infernale n'a d'autre règle que l'obligation, pour chaque danseur, de donner, en dansant et sans s'arrêter, un coup de pied à la tête de la victime, qu'on fait ainsi rouler sur tous les points de la place, et de saisir avec un couteau, en passant près des chaudières, un morceau de chair, mangé avec la voracité du tigre. Ils croient par là apaiser le fétiche en courroux. »

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Sous une forme palliée, l'anthropophagie religieuse se manifeste dans les festins qui suivent la victoire. L'homme comprend si bien qu'il est dirigé par des êtres supérieurs à lui, que, sans distinction de races, de climats ou de civilisation, tous les peuples célèbrent les événements heureux, tels que les succès remportés à la guerre, par des fêtes religieuses. Les nations chrétiennes offrent leur Dieu en sacrifice et chantent le Te Deum, en actions de grâces. Le sacrifice de l'homme est l'Eucharistie de celles qui ne le sont pas, et la manducation de la chair humaine, le Te Deum de l'anthropophage : ici les faits abondent.

« Avant leur conversion les habitants des îles Gambier étaient en guerre continuelle. Ils étaient anthropophages à tel point, qu'une fois, après une lutte sanglante entre deux partis, un énorme tas de cadavres ayant été élevé, les vainqueurs les dévorèrent dans un grand festin qui dura huit jours. » (Annales, etc., n. 143, p. 299).

Ceux de l'archipel Fidji ne déposent jamais les armes. « Tout ce qui tombe entre les mains du vainqueur, écrivent les missionnaires, est sur-le-champ massacré, rôti et dévoré. Il y a maintenant une lutte, ou plutôt une boucherie de ce genre, entre Pan et Reva, où chaque jour se renouvellent des scènes d'un cannibalisme digne des bêtes féroces. D'immenses pirogues vont d'un rivage à l'autre, chargées de corps morts, dont chaque parti fait hommage à ses divinités sanguinaires, avant de les porter au four... Dans certaines îles on ajoute l'insulte à la cruauté. On coupe la tête de la victime; on la parfume d'huile; on soigne sa chevelure avec symétrie, et, lorsque

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le corps est rôti, elle vient reprendre sa place sur la table du festin'. (id., n. 115, p. 509).

« A Viti-Levou, lorsque arrive l'époque des fêtes publiques, un mets quelconque est toujours décerné pour prix d'adresse au vainqueur. Lorsque nous abordâmes, c'était le corps rôti d'un malheureux Vitien. J'avais été invité à prendre part à la fête. Vous devinez le motif de mon refus. Au reste, dans cette île et dans celles qui en sont le plus rapprochées, les repas de chair humaine sont très fréquents. Pour célébrer un événement tant soit peu remarquable, le roi a coutume de servir à ses amis les membres de quelqu'un de ses infortunés sujets. » (Annales, etc., n. 82, p. 198).

A ce point de vue, l'anthropophagie religieuse est beaucoup plus ancienne qu'on ne pense. Nul peuple ne l'a pratiquée avec plus d'effronterie et sur une plus grande échelle que les Romains. Qu'étaient-ce, en dernière analyse, que les combats de gladiateurs, les jeux sanglants de l'amphithéâtre, sinon de vastes festins de chair humaine? Comme chez les sauvages, ils étaient donnés pour remercier les dieux de quelque victoire. Ainsi, le même esprit qui les ordonnait autrefois les commande aujourd'hui: là, sous le nom de Mars ou de Jupiter; ici, sous le nom de Fétiche ou de Manitou. L'Océanien mange ses victimes avec les dents, tandis que le Romain les dévorait des yeux et les savourait avec délices. L'Océanien est un sauvage inculte, le Romain était un sauvage policé. Mais, dans l'un comme dans l'autre, on trouve la soif naturellement inexplicable de sang humain (Croire que l'anthropophagie fut inconnue des peuples de l'ancien monde serait une erreur. Jusqu'au neuvième siècle, elle régnait en Chine, à Pégu, à Java et chez les peuples de l'Indo-Chine. Les condamnés à mort, les prisonners de guerre étaient tués et dévorés : on servait des pâtés de chair humaine. Lettre de M. de Paravey, Annales de phil. chrét., t. VI, 4e série, p. 162).

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« Vue à travers Rome chrétienne, dit à ce sujet M. L. Veuillot, l'antique Rome inspire aussitôt le dégoût. Ces grands Romains, ces maîtres du monde n'apparaissent plus que comme des sauvages lettrés. Y a-t-il chez les cannibales rien de plus atroce, de plus abominable ou de plus abject, que la plupart des coutumes religieuses, politiques ou civiles des Romains? Y voit-on une luxure plus effrénée, une cruauté plus infâme, un culte plus stupide? Quelle différence même de forme peut-on signaler entre le Fétiche et le dieu Lare? Quelle différence entre le chef de horde anthropophage qui mange son ennemi vaincu, et le patricien qui achète des vaincus pour qu'ils se combattent et se tuent dans les festins? » (Parfum de Rome. - Le sot païen).

On le voit, entre les circonstances qui accompagnent le sacrifice dans la Cité du bien, comme dans la Cité du mal, le parallélisme est complet. Il ne l'est pas moins dans l'inspiration mystérieuse qui le commande. Nous avons montré que, à aucun point de vue, l'idée du sacrifice ne se trouve logiquement dans la nature humaine. Elle y est pourtant; elle y est partout; elle y est dès l'origine du monde. Elle vient donc du dehors. Les faits confirment le raisonnement. Que disent les Annales de la Cité du bien, l'Ancien et le Nouveau Testament? Dans l'immense variété de sacrifices offerts sous la loi mosaïque, elles vous disent qu'il n'en est pas un, dont l'ordre ne soit venu d'un

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oracle divin. Elles vous disent que, dans la loi évangélique, l'auguste sacrifie, substitué à tous les sacrifices, est une révélation divine. Dieu a parlé, et l'homme sacrifie. Voilà ce qui se passe dans la Cité du bien.

Pour une raison analogue, la même chose a lieu dans la Cité du mal. Satan a parlé, et l'homme sacrifie. Sa parole est d'autant plus certaine, que l'homme sacrifie son semblable. Il le sacrifie sur tous les points du globe, la parole de Satan est donc universelle. Il le sacrifie malgré les répugnances les plus vives de la nature, la parole de Satan est donc absolue, menaçante. Il le sacrifie partout où le vrai Dieu n'est pas adoré : le Juif lui-même, aussitôt qu'il abandonne Jéhovah, tombe dans Moloch et lui sacrifie ses fils et ses filles. Le sacrifice humain n'est donc ni l'effet de l'imagination, ni le résultat d'une déduction logique, ni une affaire de race, de climat, d'époque, de civilisation ou de circonstances locales : c'est une affaire de culte. Ainsi, dans la Cité du mal, comme dans la Cité du bien, tout sacrifice repose sur un oracle: ici encore, l'histoire consacre la logique (On a prétendu expliquer le sacrifice humain en disant : « L'homme s'est imaginé que plus la victime était noble, plus elle était agréable à la Divinité. Ce raisonnement a donné lieu au sacrifice humain. » L'homme s'est imaginé! Voilà qui est bientôt dit. Ce raisonnement ou plutôt cette imagination suppose que l'idée du sacrifice est naturelle à l'homme. Or, cela est faux, ainsi que nous l'avons prouvé. L'homme n'a pu imaginer le sacrifice d'un poulet : comment a-t-il imaginé le sacrifice de son semblable? L'homme s'est imaginé! mais, quand lui est venue cette imagination? comment se trouve-t-elle chez tous les peuples qui n'adorent pas le vrai Dieu? comment ne se trouve-t-elle que là? comment disparaît-elle avec le culte du grand Homicide? L'homme s'est imaginé! Il n'y a d'imaginaire en tout ceci que le raisonnement de ceux qui, par ignorance ou par peur du surnaturel, ont imaginé une pareille explication).

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« Les sacrifices humains, dit Eusèbe, doivent être attribués aux esprits impurs qui ont conjuré notre perte.

Ce n'est pas notre voix, c'est celle de ceux qui ne partagent pas nos croyances qui va rendre hommage à la vérité. C'est elle qui accuse hautement la perversité des temps qui nous ont précédés, où la superstition des malheureux humains, évidemment aiguillonnée et inspirée par les démons, était venue au point d'abjurer tous les sentiments naturels, en croyant apaiser les puissances impures, par l'effusion du sang des êtres les plus chers et par d'innombrables victimes humaines. Le père immolait au démon son fils unique ; la mère sa fille adorée; les proches égorgeaient leurs proches ; les citoyens, leurs concitoyens et leurs commensaux, dans les villes et dans les campagnes. Transformant en une férocité inouïe les sentiments de la nature, ils montraient évidemment qu'une frénésie démoniaque s'était emparée d'eux. L'histoire grecque et barbare en offre d'innombrables exemples. » (Praep. evang., lib. IV, c. XV).

La voix dont parle Eusèbe est celle des auteurs païens. Après en avoir nommé un grand nombre, il ajoute

« Je vais encore citer un autre témoin de la férocité sanguinaire de ces démons, ennemis de Dieu et des hommes : c'est Denys d'Halicarnasse, écrivain très versé dans l'histoire romaine, qu'il a toute embrassée dans un ouvrage fait avec le plus grand soin. Les Pélasges, dit-il, restèrent peu de temps en Italie, grâce aux dieux qui veillaient sur les Aborigènes. Avant la destruction des villes, la terre était ruinée par la sécheresse, aucun fruit n'arrivait à maturité sur les arbres. Les blés qui parve

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naient à germer et à fleurir ne pouvaient atteindre l'époque où l'épi se forme. Le fourrage ne suffisait plus à la nourriture du bétail. Les eaux perdaient leur salubrité; et, parmi les fontaines, les unes tarissaient pendant l'été, les autres à perpétuité.

«Un sort pareil frappait les animaux domestiques et les hommes. Ils périssaient avant de naître, ou peu après leur naissance. Si quelques-uns échappaient à la mort, ils étaient atteints d'infirmités ou de difformités de toute espèce. Pour comble de maux, les générations parvenues à leur entier développement étaient en proie à des maladies et à des mortalités, qui dépassaient tous les calcul de probabilité.

« Dans cette extrémité, les Pélasges consultèrent les oracles pour savoir quels dieux leur envoyaient ces calamités, pour quelles transgressions, et enfin par quels actes religieux ils pouvaient en espérer la cessation. Le dieu rendit cet oracle : « En recevant les biens que vous aviez sollicités, vous n'avez pas rendu ce que vous aviez fait voeu d'offrir; mais vous retenez le plus précieux. » En effet, les Pélasges avaient fait voeu d'offrir en sacrifice à Jupiter, à Apollon et aux Cabires, la dîme de tous leurs produits.

« Lorsque cet oracle leur fut rapporté, ils ne purent en comprendre le sens. Dans cette perplexité un de leurs vieillards dit : Vous êtes dans une erreur complète, si vous pensez que les dieux vous font d'injustes répétitions. Il est vrai, vous avez donné fidèlement les prémices de vos richesses (Offrande des prémices et des dîmes : autre trait de parallélisme) ; mais la part de la génération humaine, la plus précieuse de toutes pour les dieux,

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est encore due. Si vous payez cette dette, les dieux seront apaisés et vous rendront leur faveur.

« Les uns considérèrent cette solution comme parfaitement raisonnable; les autres, comme un piège. En conséquente, on proposa de consulter le dieu pour savoir si, en effet, il lui convenait de recevoir la dîme des hommes. Ils députèrent donc une seconde fois des ministres sacrés, et le dieu répondit d'une manière affirmative. Bientôt des difficultés s'élevèrent entre eux sur la manière de payer ce tribut. La dissension eut lieu, d'abord, entre les chefs des villes; ensuite, elle éclata parmi tous les citoyens, qui soupçonnaient leurs magistrats. Des villes entières furent détruites; une partie des habitants déserta le pays, ne pouvant supporter la perte des êtres qui leur étaient le plus chers et la présence de ceux qui les avaient immolés. Cependant, les magistrats continuèrent d'exiger rigoureusement le tribut, partie pour être agréables aux dieux, partie dans la crainte d'être accusés d'avoir dissimulé des victimes, jusqu'à ce qu'enfin la race des Pélasges, trouvant son existence intolérable, se dispersa dans des régions lointaines. » (Multae propterea migrationes, quae Pelasgum gentem varias in terras, longe lateque deportarunt. Dion. Halyc., lib. I).

A ce témoignage, contentons-nous d'ajouter celui d'un autre historien non moins grave. « Après la mort d'Alexandre de Macédoine et du vivant du premier Ptolémée, écrit Diodore de Sicile, les Carthaginois furent assiégés par Agathocle, tyran de Sicile. Se voyant réduits à l'extrémité, ils soupçonnèrent Saturne de leur être contraire. Leur soupçon se fondait sur ce que, dans les temps antérieurs, ayant coutume d'immoler à ce dieu

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les enfants des meilleures familles, plus tard ils en avaient fait acheter clandestinement, qu'ils élevaient pour être sacrifiés. Une enquête eut lieu, et on découvrit que plusieurs des enfants immolés avaient été supposés.

Prenant ce fait en considération, et voyant les ennemis campés sous leurs murs, ils furent saisis d'une terreur religieuse, pour avoir négligé de rendre les honneurs traditionnels à leurs dieux. Afin de réparer au plus tôt cette omission, ils choisirent, par la voix des suffrages, deux cents enfants des meilleures familles, qu'ils immolèrent dans un sacrifice solennel. Ensuite, ceux que le peuple accusait d'avoir fraudé les dieux s'exécutèrent d'eux-mêmes, en offrant spontanément leurs enfants. Il y en eut environ trois cents.» (Primum quidem eximios communibusque lectos suffragiis adolescentes, omnino ducentos, publice immolarunt. Deinde vero alii praeterea, qui violatae religonis suspecti vulgo essent, ultro sese ac sponte obtulerunt, trecentis haud pauciores. Lib. XX).

La terrible puissance qui exigeait le sacrifice des enfants commandait toutes les autres pratiques sanglantes ou obscènes des cultes païens. Écoutons un autre révélateur non suspect de l'abominable mystère. « Les fêtes, dit Porphyre, les immolations, les jours néfastes et consacrés au deuil, qu'on célèbre en dévorant des viandes crues, en se déchirant les membres, en s'imposant des macérations, en chantant et en faisant des choses obscènes, avec des clameurs, des agitations de tête violentes et des mouvements impétueux, ne s'adressent à aucun dieu, mais aux démons, pour détourner leur colère et comme un adoucissement à la très an

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cienne coutume de leur immoler des victimes humaines.

« A l'égard de ces sacrifices, on ne peut ni admettre que les dieux les aient exigés, ni supposer que des rois ou des généraux les aient offerts spontanément, soit en livrant leurs propres enfants à d'autres pour les sacrifier, soit en les dévouant et les immolant eux-mêmes. Ils voulaient se mettre à l'abri des colères et des emportements d'êtres terribles et malfaisants, ou assouvir les amours frénétiques de ces puissances vicieuses, qui, le voulant, ne pouvaient s'unir corporellement à leurs victimes. Comme Hercule assiégeant OEchalie pour l'amour d'une jeune vierge, ainsi les démons forts et violents, voulant jouir d'une âme, encore embarrassée dans les liens du corps, envoient aux villes des pestes et des stérilités, font naître des guerres et des divisions intestines, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu l'objet de leur passion. » (Et quemadmodum OEchaliam Hercules virginis amore commotus obsedit, ita saevi plerumque ac truculenti daemones, humanae animae corporis adhuc vinculis impeditae consortium espetentes, pestilentiam, annonaeque penuriam civitatibus immittunt, easque bellis ac seditionibus infestas habent, donec optatis amoribus potiantur. Apub Euseb., Praep., evang., IV, c. IV).

Comme le sacrifice lui-même, le mode du sacrifice était prescrit par les oracles. Rien ne prouve mieux la présence de l'Esprit infernal, que la manière dont s'accomplissait le meurtre abominable de tout ce que l'homme a de plus cher. Il existait à Carthage une statue colossale de Saturne, en airain. Elle avait les mains étendues et inclinées vers la terre. A ses pieds était un gouffre plein de feu. L'enfant placé sur les bras de l'idole, n'étant retenu par rien, glissait dans le gouffre, où il était consumé au bruit des chants et des instruments de mu

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sique (Diod, Sicul., ibid., etc., etc). Sous des noms différents, cette statue homicide existait en Orient et en Occident, chez chez les juifs et chez les Gaulois.

CHAPITRE XXII (FIN DU PRÉCÉDENT.) Existence des oracles divins et des oracles sataniques, prouvée par le fait des sacrifices. - Paroles d'Eusèbe. - Nouveau trait de parallélisme. - Le Saint-Esprit, oracle permanent de la Cité du bien; Satan, oracle permanent de la Cité du mal. - Satan se sert de tout pour parler. - Il ne se contente pas du sacrifice du corps; en haine du Verbe incarné, il veut le sacrifice de l'âme. - Il exige des infamies et des ignominies: preuves générales. - Quand il ne peut tuer l'homme, il le défigure. - Tendance générale de l'homme à se déformer physiquement. - Explication de ce phénomène. - Un seul peuple fait exception, et pourquoi. - Autre trait de parallélisme : pour faire l'homme à sa ressemblance, Dieu se montre à lui dans des tableaux et des statues. - Pour faire l'homme à sa ressemblance, Satan emploie le même moyen : ce que prêchent ses représentations.

A moins de nier toute certitude historique, les deux faits qu'on vient de lire sont écrasants pour les négateurs des oracles. Ils le sont, non seulement à cause de la gravité des auteurs qui les rapportent, mais encore par leur connexion avec une multitude d'autres faits, également certains. Pour conserver le moindre doute sur l'existence universelle des oracles démoniaques, et sur l'effrayante autorité de leurs ordres, il faut être arrivé à un parti pris de négation, qui touche à la stupidité.

Toute l'histoire du monde civilisé ne repose-t-elle pas sur la certitude d'un oracle satanique? Cent fois dans l'Écriture ne voyons-nous pas la consultation des oracles? Cent fois ces oracles ne demandent-ils pas aux Juifs,

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comme aux Chananéens, l'immolation de leurs fils et de leurs filles ? Qu'on cite une page de l'histoire profane qui n'affirme pas l'existence des oracles chez tous les peuples païens d'autrefois, qui ne l'affirme encore chez tous les peuples païens d'aujourd'hui. Parmi les innombrables pratiques, ridicules, infâmes ou cruelles, qui souillent leur existence, en est-il une seule qu'ils ne rapportent à la prescription de leurs divinités?

Sur ce point, si l'histoire confirme la raison; la foi, à son tour, explique l'histoire. Rival implacable du Verbe incarné, Satan veut être tenu pour Dieu. Le signe de la divinité, c'est le culte de latrie. L'acte suprême du culte de latrie, c'est le sacrifice. Le moyen d'obtenir le sacrifice, c'est de le commander. Le moyen de le commander, c'est l'oracle. Immuable dans le mal, Satan a toujours voulu se faire passer pour Dieu, il le voudra toujours. Donc il a toujours voulu, et toujours il voudra le sacrifice. Donc, sous un nom ou sous un autre, il y a toujours eu et il y aura toujours des oracles, partout où le singe de Dieu pourra exercer son empire.

« Rien ne prouve mieux, dit Eusèbe, la haine des démons contre Dieu, que leur rage de se faire passer pour Dieux, en vue de lui enlever les hommages qui lui sont dus. Voilà pourquoi ils emploient les divinations et les oracles, afin d'attirer les hommes à eux, de les arracher au Dieu suprême et de les plonger dans l'abîme sans fond de l'impiété et de l'athéisme. » (Praep. evang., lib. VII, c. xvi ; voir aussi S. Th., I p., q. 115, art. 5 ad 3).

Ce n'est pas seulement dans les choses de la religion et lorsqu'il s'agit du sacrifice, que le Roi de la Cité du mal veut être consulté. Il le veut et il l'est dans les

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choses de l'ordre purement social et humain. C'est un nouveau trait du parallélisme déjà remarqué.

On sait qu'avant de rien commencer d'important, l'ancien peuple de Dieu avait ordre de consulter l'oracle du Seigneur : os Domini. L'Évangile n'a rien changé à cette prescription. Ne voyons-nous pas le nouveau peuple de Dieu, l'Église catholique, fidèle à implorer les lumières du Saint-Esprit, afin de savoir, dans les circonstances importantes, ce qu'il convient de faire et la manière de le faire? Tant qu'elles furent chrétiennes, les nations de l'Orient et de l'Occident ne s'adressèrent-elles pas au Souverain Pontife, oracle vivant du Saint-Esprit, pour lui demander des règles de conduite, en le priant de décider entre le vrai et le faux, entre le juste et l'injuste? Qu'est-ce que cela, sinon consulter l'oracle du Seigneur: os Domini? Dans leur vie privée, les catholiques eux-mêmes, qui ont conservé la foi aux rapports nécessaires du monde supérieur avec le monde inférieur, se montrent religieux observateurs de cette pratique. Qu'est ce enfin que cela, sinon consulter l'oracle du Seigneur os Domini?

Il est bien évident qu'un usage, si propre à obtenir la confiance et les hommages des hommes, Satan a dû le contrefaire à son profit : avant d'en avoir les preuves, on en a la certitude. Que voyons-nous, en effet, chez tous les peuples païens? des oracles qu'on va consulter sur les choses de la guerre et de la paix, sur les calamités publiques et sur les chagrins domestiques, sur les mariages, sur les entreprises commerciales et sur les maladies. Ces oracles sont tellement respectés, que les plus fiers généraux n'osent se mettre en campagne, sans les avoir interrogés. Ils sont tellement nombreux, que

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Plutarque n'a pas craint d'écrire ce mot célèbre : « Il serait plus facile de trouver une ville bâtie en l'air, qu'une ville sans oracles. » (Voir aussi Theatrum magnum vitae humanae, art. 0racula). Pour tous les peuples de l'antiquité, l'existence des oracles sataniques était donc un article de foi et la base de la religion.

Quant à la manière dont ils se rendaient, si étrange qu'elle paraisse, elle n'a rien qui doive étonner, rien qui touche à la certitude du phénomène. Comme le corps est sous là puissance de l'âme, qui le fait mouvoir et parler; ainsi le monde matériel dans toutes ses parties est soumis au monde des esprits, et particulièrement des esprits mauvais qui en sont appelés les modérateurs et les gouverneurs : rectores mundi tenebrarum harum.

Dès lors, pour rendre leurs oracles, tout leur est bon : un serpent ou un morceau de bois, comme dans l'Écriture; une table, comme on le voit dans Tertullien; mi homme ou une femme, comme on le voit dans l'histoire sainte et dans l'histoire profane; un chêne, comme on le voit dans Plutarque; une statue de bronze, comme la statue de Memron ; une fontaine, comme celle de Colophon ou de Castalie; une fève, un grain de froment, les entrailles d'un animal, une chèvre, un corbeau, comme on le voit dans Clément d'Alexandrie et dans vingt auteurs païens. « Rien, ajoute Porphyre, n'est plus évident, ni plus divin, ni plus dans la nature que ces oracles. » (His, nihil evidentius, nihil aut cum divinitate, aut cum ipsamet natura conjunctius dici queat. Apud Euseb., Praep. evang., lib. V, c. vin).

Cependant, si abominable qu'il soit, le sacrifice du corps, tant de fois commandé par les oracles, ne suffit

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pas au démon. Sa haine en exige un autre plus abominable encore : c'est le sacrifice de l'âme. Comme il inspire le premier, il inspire le second. Dans la Cité du bien, le but final du sacrifice, comme de toutes les pratiques religieuses, est de réparer ou de perfectionner dans l'âme l'image de Dieu, afin que, rendue semblable à son Créateur, elle entre au moment de la mort en possession des félicités éternelles. Dépouiller l'âme de sa beauté native en la dépouillant de sa sainteté, c'est-à-dire effacer en elle jusqu'aux derniers vestiges de ressemblance avec Dieu, afin qu'au sortir de la vie elle devienne la victime éternelle de son corrupteur : tel est le but diamétralement contraire du Roi de la Cité du mal.

Avec la même tyrannie qu'il exige l'effusion du sang, il exige la profanation des âmes. Notre plume se refuse à décrire les hécatombes morales, accomplies par ses ordres sur tous les points du globe, ainsi que les circonstances révoltantes dont le prince des ténèbres les entoure. Ignominies et infamies : ces deux mots résument son culte public ou secret.

Ignominies. Voyez-vous Satan, maître de ces âmes immortelles, vivantes images du Verbe incarné, les forçant de se prosterner devant lui, non sous la figure d'un Séraphin, resplendissant de lumière et de beauté ; mais sous la figure de tout ce qu'il y a de plus laid et de plus repoussant dans la nature? Crocodile, taureau, chien, loup, bouc, serpent, animaux amphibies, animaux de terre et de mer, sous toutes ces formes il demande des hommages, et il les obtient. Cette longue galerie de monstruosités ne lui suffit pas. Afin d'entraîner l'homme dans des ignominies plus profondes, il en invente une nouvelle.

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Sous son inspiration, l'Orient et l'Occident, l'Égypte, la Grèce, Rome, tous les lieux où le genre humain respire, ont vu les billes et les campagnes, les temples et les habitations particulières, se peupler de figures monstrueuses, inconnues dans la nature. Êtres hideux, moitié femmes et moitié poissons, moitié hommes et moitié chiens, femmes à la chevelure de serpents, hommes aux pieds de bouc, femmes à la tête de taureau, hommes à la tête de loup, serpents à la tête d'homme ou d'épervier, Magots et Bouddhas, ayant pour tête un pain de sucre, pour bouche un rictus épouvantable courant d'une oreille à l'autre, pour ventre un tonneau, tous dans des attitudes ridicules, menaçantes ou cyniques c'est à ces dieux, incarnation multiforme et long ricanement de l'Esprit malin, que l'homme tremblant devra offrir son encens et demander des faveurs.

Infamies : A quel prix l'encens sera-t-il reçu? A quelles conditions les faveurs accordées? qu'on le demande aux mystères de Cérès, à Eleusis; de la bonne déesse, à Rome; de Bacchus, en Étrurie; de Vénus, à Corinthe; d'Astarté, en Phénicie; de Mendès, en Égypte; du temple de Gnide, de Delphes, de Claros, de Dodone, et de certains autres que nous nous abstenons de nommer : en un mot, qu'on le demande à tous les sanctuaires ténébreux, où, comme le tigre qui attend sa proie, Satan nuit et jour attend l'innocence, la pudeur, la vertu, et l'immole sans pitié, avec des raffinements d'infamie que le chrétien ne soupçonne plus et que le païen lui-même n'aurait jamais inventés (Clem. Alexand., Exhortat. ad Graec.; et Euseb., Praep. evang., lib. IV, c. xvi - M. de Mirville, Pneumatologie, etc., t. III; deuxième mémoire, p. 346 et suiv.)

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Ce que Satan faisait chez tous les peuples païens, il le fit chez les Gnostiques, leurs héritiers : il le fait encore, quant au fond, parmi les sectaires modernes, soumis plus directement à son empire. Écoutons le récit de ce qui se passe, depuis longtemps, en Amérique, la terre classique des esprits frappeurs et des grands médiums. Dans le mois de septembre; lorsqu'on a recueilli les récoltes les méthodistes ont l'habitude de tenir des réunions nocturnes, qui durent pendant toute une semaine. Une annonce est faite dans les journaux, afin que chaque fidèle soit dûment prévenu et puisse profiter des grâces que l'Esprit-Saint prodigue dans ces circonstances. On choisit un vaste emplacement au milieu des forêts; le meeting a lieu en plein air et dans le silence de la nuit. On voit arriver les sectaires par toutes les voies et sur tous les véhicules imaginables : hommes, femmes, enfants, tous accourent au rendez-vous.

Le lieu du meeting est ordinairement en forme d'ovale. A une extrémité on construit l'estrade pour les prédicants; ils sont toujours en nombre. Cette espèce ne manque malheureusement pas en Amérique. De chaque côté, en forme de fer à cheval, on dresse des tentes, et l'on place derrière les voitures et les chevaux. Tout au tour, sur des poteaux, sont des lampes ou des torches qui jettent une lueur blafarde. Le centre est vide. C'est là que se tient le peuple pendant le meeting. Vers neuf ou dix heures du soir, au signal donné, les ministres montent sur l'estrade; le peuple accourt, se tient debout ou assis sur l'herbe.

Un ministre commence quelques prières, puis déclame un petit speech : c'est le préambule. Plusieurs autres se succèdent et cherchent à échauffer l'enthousiasme.

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Bientôt la scène s'anime et prend un étrange aspect. Un des ministres entonne d'une voix lente et grave un chant populaire (C'est le carmen, usité dans toutes les évocations); la foule accompagne sur tous les tons : puis, le ministre grossit la voix et va toujours crescendo, en accompagnant son chant des gestes les plus excentriques. La Sybille n'était pas plus tourmentée, sur son trépied. On chante, on déclame tour à tour, et l'enthousiasme augmente.

Cela dure des heures entières; l'excitation finit par arriver à un point dont il est impossible de donner l'idée. Entre autres exclamations qu'on entend retentir citons celle-ci : Dans la Nouvelle Jérusalem, nous aurons du café sans argent et du vieux vin. Alleluia !

Bientôt toute cette foule qui remplit l'enceinte se mêle, se heurte, le tout au milieu des cris, des danses, des gémissements et des éclats de rire. L'esprit vient ! l'esprit vient! Oui, il vient en effet; mais ce doit être un esprit infernal, à voir ces contorsions, à entendre ces hurlements. C'est alors un pêle-mêle, un tohu-bohu digne de petites-maisons. Les hommes se frappent la poitrine, se balancent comme des magots chinois, ou exécutent des évolutions comme des derviches. Les femmes se roulent par terre, les cheveux épars. Les jeunes filles se sentent soulever dans les airs et sont en effet transportées par une force surnaturelle.

Cependant les ministres, qui semblent livrés à la même folie, continuent de chanter et de se démener comme des possédés : c'est une confusion complète, un chaos..... au loin la pudeur, la morale, tout est pur pour ces énergumènes. Dieu pardonne tout. Honte et infamie

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sur les chefs aveugles d'un peuple aveugle!... Les étoiles du firmament répandent une douce clarté sur cet affreux tableau; parfois le vent mugit dans la forêt, et les torches font apparaître les hommes comme des ombres. La nuit se passe de la sorte. Le matin, toute cette foule est étendue inerte, épuisée, harassée. Le jour est donné au repos, et la nuit suivante on recommence (Histoire d'un meeting de 1863, Extraits des journaux américains). Voilà ce qui se fait dans la secte puritaine des méthodistes. Qui oserait raconter ce qui a lieu chez les Mormons?

Nous sommes donc en droit de le répéter : Poursuivre le Verbe incarné dans l'homme son frère et son image; le poursuivre en singeant, pour le perdre, tous les moyens divinement établis pour le sauver; le poursuivre sans relâche et sur tous les points du globe; le poursuivre d'une haine qui va jusqu'au meurtre du corps et de l'âme : telle est l'unique occupation du Roi de la Cité du mal.

S'il n'atteint pas toujours ce dernier résultat, toujours il y tend : quand il ne lui est pas donné de détruire l'image du Verbe, il la défigure. A défaut d'une victoire complète, il ambitionne un succès partiel. Ce lumineux principe de la philosophie chrétienne nous conduit en présence d'un fait très remarquable, jusqu'ici peu remarqué en lui-même, et nullement étudié dans sa cause. Nous voulons parler de la tendance générale de l'homme à se défigurer. Nous dirions universelle, si un seul peuple, que nous nommerons bientôt, ne faisait exception. Avant de nous occuper de la cause, constatons le phénomène.

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La manie de se défigurer ou de se déformer physiquement se rencontre partout. Inutile d'ajouter qu'elle est particulière à l'homme; quel qu'il soit, l'animal en est exempt. Si nous parcourons les différentes parties du globe, nous trouvons à toutes les époques, et sur une vaste échelle, les déformations suivantes : déformation des pieds, par la compression; déformation des jambes et des cuisses, par des ligatures ; déformation de la taille, par le corsage; déformation de la poitrine et des bras, par le tatouage ; autre déformation de la poitrine, des bras, des jambes et du dos, par de hideuses excroissances de chair, provenant d'incisions faites au moyen de coquillages; déformation des ongles, par la coloration; déformation des doigts, par l'amputation de la première phalange. Déformation du mentoli, par l'épilation ; déformation de la bouche, par le percement de la lèvre inférieure ; déformation des joues, par le percement et par la coloration; déformation du nez, par l'aplatissement de l'une ou de l'autre extrémité, par le percement de la cloison, avec suspension d'une large plaque de métal, ou l'allongement exagéré, provenant d'une compression verticale des parois; déformation des oreilles, au moyen de pendants qui les allongent jusqu'à l'épaule («Aux jours de fête, les femmes de l'île de Pdques mettent leurs pendants d'oreilles. Elles commencent de bonne heure à se percer le lobe de l'oreille avec un morceau de bois pointu ; peu à peu elles font entrer ce bois plus avant, et le trou s'agrandit. Ensuite elles y introduisent un petit rouleau d'écorce, lequel, faisant l'office de ressort, se détend et dilate de plus en plus l'ouverture. Au bout de quelque temps le lobe de l'oreille est devenu une mince courroie qui retombe sur l'épaule coypme un ruban. Les jours de fête, on y introduit un énorme rouleau d'écorce : cela est d'une grâce parfaite! » - Aussi parfaite que le chignon moderne. Annales de la Prop. de la Foi, 11.); déformation des yeux, par la coloration ou par la pression de l'os

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frontal, qui les fait sortir de leur orbite; déformation du front par des caractères obscènes, gravés en rouge avec le bois de sandal ; déformation du crâne, sous l'action de compressions variées qui lui font prendre tour à tour la forme conique, pointue, bombée, ronde, trilobée, aplatie, carrée ; déformation générale par le fard, par les cosmétiques et par les modes ridicules voilà le phénomène (Pour les autorités et le nom des peuples, voir l'ouvrage du docteur médecin L. A. Gosse, de Genève, intitulé : Essai sur les déformations artificielles du crâne, Paris 1855; Annales de la Propagation de la Foi, n. 98, p. 75).

Quel esprit suggère à l'homme qu'il n'est pas bien, tel que Dieu l'a fait? D'où lui vient cette impérieuse manie de déformer, dans sa personne, l'ouvrage du Créateur? Donner pour cause la jalousie des uns, la coquetterie des autres, ce n'est pas résoudre la difficulté : c'est la reculer. Il s'agit de savoir quel principe inspire cette jalousie brutale, cette coquetterie repoussante; pourquoi l'une et l'autre procèdent par la déformation, c'est-à-dire en sens inverse de la beauté, et comment elles se trouvent sur tous les points du globe.

Si l'on veut ne pas se payer de mots et avoir le secret de l'énigme, il faut se rappeler deux choses également certaines : la première, que l'homme a été fait, dans son corps et dans son âme, à l'image du Verbe incarné ; la seconde, que le but de tous les efforts de Satan est de faire disparaître de l'homme l'image du Verbe incarné, afin de le former à la sienne. Ces deux vérités incontestables conduisent logiquement à la conclusion suivante : La tendance générale de l'homme à se défigurer est l'effet d'une manoeuvre satanique. Plusieurs faits,

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dont le sens n'est pas équivoque, viennent confirmer cette conclusion.

1° Certains peuples reconnaissent positivement dans ces déformations l'influence de leurs dieux. « Quant aux femmes australiennes, écrit un missionnaire, c'est moins le goût de la parure que l'idée d'un sacrifice religieux, qui les porte à se mutiler.

Lorsqu'elles sont encore en bas âge, on leur lie le bout du petit doigt de la main gauche, avec des fils de toile d'araignée; la circulation du sang se trouvant ainsi interrompue, on arrache au bout de quelques jours la première phalange, qu'on dédie au serpent boa, aux poissons ou aux Kanguroos. » (Annales, etc., n. 98, p. 75).

Il en est de même de la déformation frontale par la coloration. Son caractère d'obscénité révoltante accuse une autre cause, que la jalousie de l'homme ou la coquetterie de la femme.

2° La partie du corps le plus universellement et le plus profondément déformée, c'est le cerveau. D'où vient cette préférence? Au point de vue de l'action démoniaque, il est facile d'en comprendre le motif. Le cerveau est le principal instrument de l'âme. L'altérer, c'est altérer tout l'homme. Or, cette déformation a pour résultat d'entraver le développement des facultés intellectuelles, de favoriser les passions brutales et de dégrader l'homme au niveau de la bête (Gosse, p. 149, 150. - Sur plusieurs points de la France et de l'Europe, la déformation frontale a lieu encore aujourd'hui. Ibid.)

3° Parmi tous les peuples, un seul peuple, mêlé à tous les peuples, échappe à cette tendance, c'est le peuple juif. Investi d'une mission providentielle, dont la lettre de créance est son identité, il faut qu'il soit éternelle

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ment reconnu pour juif, et Satan n'a pas la permission de le défigurer. « Comme exempte de la déformation, je citerai cette petite nation juive, qui a joué un rôle si remarquable dans l'humanité, et dont le type s'est conservé pur, dès les temps les plus reculés (Gosse, p. 16). »

4° Plus les nations se trouvent étrangères à l'influence du Christianisme ou du Saint-Esprit, plus la tendance à la déformation est générale ; au contraire, plus elles sont chrétiennes, plus elle diminue. « En parlant des habitants de la Colombie, M. Duflot de Moiras fait remarquer que là où le catholicisme s'est introduit, la déformation a cessé. » Elle disparaît complètement chez les vrais catholiques, les saints, les prêtres, les religieux et les religieuses.

Déformer l'homme, afin d'effacer en lui l'image de Dieu, ce n'est pas assez : nous avons ajouté qu'à tout prix Satan veut le faire à la sienne. Ici encore vient s'ajouter un nouveau trait au parallélisme constant, que nous avons observé.

Dans la Cité du bien, l'image de Dieu la plus éloquente et la plus populaire, c'est le crucifix. Donc le crucifix est l'image obligée de l'homme ici-bas. Mortification universelle de la chair et des sens, empire absolu de l'âme sur le corps, dévouement sans bornes, détachement des choses temporelles, résignation, douceur, humilité, aspiration constante vers les réalités de la vie future n'est-ce pas là tout l'homme voyageur? Et voilà le crucifix. De là, cette définition de la vie, donnée par le concile de Trente : La vie chrétienne est une pénitence continuelle, vita christiana, perpetua poenitentia.

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Par ses images, le Roi de la Cité du mal définit aussi la vie ; mais il la définit à sa manière. Pas une des innombrables statues, sous lesquelles il se présente aux hommages des hommes, qui ne soit un appel à certaine passion. Plusieurs fois nous avons visité les galeries de Florence, les musées de Rome et de Naples, les ruines de Pompéi et d'Herculanum. Nous avons vu les dieux de l'Océanie; d'autres ont vu, pour nous, les temples du Thibet, les pagodes de l'Inde et de la Chine. Or, les milliers d'images, emblèmes, statues, antiques et modernes, qui encombrent ces lieux, si différents d'âge et de destination, répètent, chacun à sa manière, le mot séduisant qui perdit l'homme au paradis terrestre : Jouis; c'est-à-dire, oublie tes destinées; oublie le but de la vie, adore ton corps, méprise ton âme, dégrade-toi, déforme-toi; que l'image du crucifix s'efface de ton front, de tes pensées et de tes actes, afin que tu sois l'image de celui que tu adores, la Bête.

On pourrait facilement continuer, sous le rapport religieux, l'histoire parallèle des deux Cités; mais il est temps d'esquisser leur histoire sous le rapport, non moins instructif, de l'ordre social.

CHAPITRE XXIII HISTOIRE SOCIALE DES DEUX CITÉS. Parallélisme des deux Cités dans l'ordre social. - Pour constituer la Cité du bien à l'état social, le Saint-Esprit lui donne lui-même ses lois par le ministère de Moise. - Les fondateurs des peuples païens reçoivent leurs lois du Roi de la Cité du mal. - Témoignage de Porphyre. - Les peuples du haut Orient reçoivent leurs lois du dieu serpent à la tête d'épervier. - Lycurgue reçoit celles de Sparte du serpent Python. - Numa celles de Rome, de l'antique serpent, sous la figure de la nymphe Égérie. - Rome fondée par l'inspiration directe du démon : passage de Plutarque. - Les lois de Rome, dignes de Satan par leur immoralité : passage de Varron et de saint Augustin.

Le parallélisme des deux Cités, dont nous venons de présenter une légère esquisse dans l'ordre religieux, se retrouve dans l'ordre social : il ne peut en être autrement. Par la nature même des choses, la religion a été, chez tous les peuples, elle sera toujours l'âme de la société : elle inspire ses lois, donne la forme à ses institutions et règle ses moeurs. Elle la domine et lui donne l'impulsion, comme l'âme elle-même domine le corps, dont elle met en mouvement tous les organes. Or, dans la Cité du bien, le Saint-Esprit est, sans conteste, le maître de la religion. Cette royauté religieuse lui assure donc, au moins indirectement, la royauté sociale. Il y a plus : elle lui est acquise par des moyens directs.

Ouvrons l'histoire. Laissant de côté les temps primitifs, nous arrivons à l'époque où, la race fidèle étant

TRAITÉ DU SAINT-ESPRIT. 329

assez nombreuse pour sortir de l'état domestique, Dieu la fait passer à l'état de nation. Rien de plus solennel que la manière dont il consacre cette nouvelle existence de l'humanité. Le souverain législateur veut que la Cité du bien sache que sa constitution et ses lois sont descendues du ciel, et que jamais elle ne l'oublie.

Au sommet du Sinaï, où lui-même est présent, enveloppé de redoutables ténèbres, il appelle Moïse. Dans un long tête-à-tête, il lui communique ses pensées. S'abaissant jusqu'aux derniers détails des règlements et des ordonnances, qui doivent donner à la nation sa forme politique, civile et domestique, il ne laisse rien à l'arbitraire de l'homme. Afin que, dans la suite des temps, nul ne soit tenté de substituer, en un point quelconque, sa volonté à la volonté divine, la charte est gravée par le Saint-Esprit lui-même sur des tables de pierre. Conservées avec soin, interrogées avec respect, ces tables seront l'oracle de la nation et la source de sa vie. Ainsi, dans l'ordre social comme dans l'ordre religieux, la Cité du bien sera, suivant toute l'étendue du mot, la Cité du Saint-Esprit. A l'exclusion de tout autre, il en sera le Dieu et le roi, le roi régnant et gouvernant.

En opposition à la Cité du bien, Satan bâtit la Cité du mal. Voyons avec quelle fidélité ce singe éternel emploie, pour élever son édifice, les moyens que Dieu a employés pour construire le sien. C'est au sommet du Sinaï, que Moïse reçoit de Dieu lui-même la constitution des Hébreux. Comme contre-façon de ce grand événement, Satan veut que les premiers fondateurs des empires, dont se compose la Cité du mal, soient en commerce intime avec lui. C'est lui-même qui se réserve de dicter leurs constitutions et leurs lois. Il veut qu'on le sache,

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afin qu'on les respecte, non comme une élucubration humaine, mais comme une inspiration divine.

Nous voyons, en effet, les premiers législateurs des peuples païens affirmer d'une voix unanime que leurs lois sont descendues du ciel et que c'est de la bouche même des dieux qu'ils les ont reçues. Qui a le droit de leur donner un démenti ? Après ce que nous savons des inspirations religieuses de Satan, comment nier la possibilité de ces inspirations sociales? Qui peut plus peut moins. D'ailleurs, les faits trahissent la cause. D'où viennent les crimes légaux qui souillent tous les codes païens,sans exception ? Quel esprit autorisa, commanda même le divorce, la polygamie, le meurtre de l'enfant et de l'esclave, les cruautés à l'égard du débiteur et du prisonnier de guerre ? Qui érigea la raison du plus fort en droit des gens ? Qui inscrivit sur les tables d'airain du Capitole la longue nomenclature d'iniquités civiles et politiques, dont le nom seul fait encore rougir ? Si ce n'est pas le Saint-Esprit, c'est le mauvais Esprit. En politique, comme en religion, il n'y a pour l'homme que ces deux sources d'inspirations. Mais écoutons l'histoire.

Les plus anciennes traditions nous apprennent que, dans l'Orient, en Perse, en Phénicie, en Égypte, dans tous les lieux voisins du paradis terrestre, le démon sous la forme du serpent se faisait adorer non seulement comme le Dieu suprême, mais comme le Prince des législateurs, la source du droit et de la justice.

« Les Phéniciens et les Égyptiens, dit Porphyre, ont divinisé le dragon et le serpent... Les premiers l'appellent Agathodémon, le bon génie, et les seconds le nomment Kneph. Ils lui ajoutent une tête d'épervier, à cause de

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l'énergie de cet oiseau. Épéis, le plus savant de leurs hiérophantes, dit mot à mot ce qui suit : « La première et la plus éminente divinité est le serpent avec la tête d'épervier. Plein de grâce, lorsqu'il ouvre les yeux, il remplit de lumière toute l'étendue de la terre ; s'il vient à les fermer, les ténèbres se font. » (Porphyr. ex Sanchoniat., Apud Euseb., Praep. evang., lib. I, c. x.)

Ainsi, dans l'ordre social comme dans l'ordre religieux, toute lumière vient du dieu serpent, le plus grand des dieux. L'antique législateur des Perses, Zoroastre, est encore plus explicite. « Zoroastre le mage, continue Sanchoniathon, dans le saint rituel des Perses, s'exprime en ces termes : «Le dieu à la tête d'épervier est le prince de toutes choses, immortel, éternel, sans commencement, indivisible, sans pareil, règle de tout bien, incorruptible, l'excellent des excellents, le plus sublime penseur des penseurs, le père des lois, de l'équité et de la justice, ne devant sa science qu'à lui seul, universel, parfait, sage, seul inventeur des forces mystérieuses de la nature. » (Ibid.)

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Quittons le haut Orient, berceau de toutes les grandes traditions, et descendons dans la Grèce. Lorsque Lycurgue veut se faire législateur, c'est au même dieu, c'est-à-dire au serpent, qu'il va demander les fameuses lois de Lacédémone. Il se rend à Delphes, lieu célèbre dans le monde entier par son oracle. A peine Lycurgue a touché le seuil du temple, que le serpent Python lui dit par l'organe de sa prêtresse : « Tu viens, ô Lycurgue, dans mon temple engraissé par les victimes, toi, l'ami de Jupiter et de tous les habitants de l'Olympe. T'appellerai-je un dieu ou un homme ? j'hésite ; mais j'espère plutôt que tu es un dieu. Tu viens demander de sages lois pour tes concitoyens : je te les donnerai volontiers. » (Porphyr. apud Euseb., lib. V, c. XXVII.)

Qu'on nous pardonne de profaner les noms : Delphes est le Sinaï de l'antique serpent, séducteur du genre humain (C'était le foyer religieux du monde païen; de là vient qu'Ovide l'appelle umbiculum orbis) ; Lycurgue est son Moïse. Sparte et les autres républiques de la Grèce, Rome elle-même, qui empruntèrent à Lacédémone une partie de leurs lois (Porphyr. apud Euseb., lib. V, c. xxvii), forment son

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peuple. De retour à Sparte, Lycurgue fait conserver précieusement l'oracle de Delphes dans les archives sacrées de la ville, comme Moïse lui-même les tables de la loi dans l'arche d'alliance (Voir Plutarque, Disc. contre Colotès, c. XVII.) La parodie est complète. Telle est, au rapport des païens eux-mêmes, l'origine d'une législation que depuis la Renaissance les chrétiens font admirer à leurs enfants !

Dans la Vie de Thésée, fondateur d'Athènes, Plutarque a soin de remarquer que ce législateur ne manqua pas, lui aussi, de prendre les conseils du serpent Python. Mais laissons la Grèce, et venons à Rome. Voici la ville mystérieuse qui, par l'accroissement irrésistible de sa puissance, absorbera la plus grande partie du monde, et de tous les empires fondés par Satan, ne formera qu'un seul empire, dont elle sera la capitale. Quelle fut sur la fondation de Rome l'influence du serpent législateur? Il est facile de prévoir qu'elle doit être ici plus marquée que partout ailleurs : la prévision n'est pas chimérique.

Avant même qu'elle existe, Satan commence par déclarer que cette ville sera la sienne, et il en prend possession de la manière la plus solennelle. Par ses ordres, des prêtres initiés à ses plus secrets mystères sont mandés de Toscane, pour accomplir les cérémonies avec lesquelles doit être fondée la future capitale de son empire. « Romulus, dit Plutarque, dans le vieux français d'Amyot, ayant enterré son frère, se mit à bâtir et à fonder sa ville envoyant quérir des hommes en la Toscane, qui lui nommèrent et enseignèrent de point en point toutes les cérémonies qu'il avait à y observer, selon les formulaires

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qu'ils en ont, ni plus ni moins que si c'était quelque mystère ou quelque sacrifice.

« Si firent tout premièrement une fosse ronde, au lieu qui, maintenant, s'appelle Comitium, dedans laquelle ils mirent des prémices de toutes les choses ; puis, y jetèrent aussi un peu de terre d'où chacun d'eux était venu et mêlèrent le tout ensemble : cette fosse en leurs cérémonies s'appelle le Monde. A l'entour de cette fosse, ils tracèrent le pourpris de la ville qu'ils voulaient bâtir, ni plus ni moins que qui décrirait un cercle à l'entour d'un centre.

« Cela fait,le fondateur de la ville prend une charrue, à laquelle il attache un soc de fer, et y attelle un taureau et une vache, et lui-même conduisant la charrue tout à l'entour du pourpris, fait un profond sillon, et ceux qui le suivent ont la charge de renverser au dedans de la ville, les mottes de terre que le soc de la charrue enlève, et n'en laisser pas une tournée au dehors. Au lieu où ils ont pensé faire une porte, ils ôtent le soc, et portent la charrue, en laissant un espace de la terre non labouré. D'où vient que les Romains estiment toute l'enceinte des murailles sainte et sacrée, excepté les portes. Pour que si elles eussent été sacrées et sanctifiées, on eût fait conscience d'apporter dedans et d'emporter hors de la ville par icelles, aucunes choses nécessaires à la vie de l'homme, qui toutefois ne sont pas pures. » (Vie de Romulus, c. VI).

Telle fut la fondation pleine de superstitions sataniques de la ville de Rome. Et les Romains de la Renaissance n'ont pas rougi d'en célébrer l'anniversaire par des fêtes religieuses !

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Si Romulus est le fondateur de la ville matérielle, Numa, son successeur, est regardé avec raison comme le fondateur de la Cité morale. Satan ne pouvait mieux choisir. Nous disons choisir, car c'est par la grâce de Satan lui-même que Numa fut roi de Rome. Avant de rapporter à ceux qui l'ignorent ce fait très significatif, il est bon de faire connaître les antécédents de Numa.

«Après la mort de sa femme, écrit Plutarque, Numa laissant la demeure de la ville aima à se tenir aux champs, et aller tout seul se promenant, par les bois et par les prés sacrés aux dieux, et à mener une vie solitaire en des lieux écartés de la compagnie des hommes. Dont procéda, à mon avis, ce qu'on dit de lui et de la déesse, que ce n'était point pour aucun ennui, ni pour aucune mélancolie, que Numa se retirait de la conversation des hommes, mais parce qu'il avait essayé d'une autre plus sainte et plus vénérable compagnie, lui ayant la nymphe et déesse Égérie tant fait d'honneur que de le recevoir à mari. » (Vie de Numa, c. III. - Sed ut ad anguem redeamus, ne adeo mirum sit eum voluptatis et libidinis habere signifcatum : legimus apud Plutarchum, serpentem Etoliae amasium puellae. Pierius, Hierogl., lib. XIII, p. 148, edit. in fol., Lyon, 1610).

Quoi qu'il en soit de ce mariage et d'autres semblables dont, au rapport du même Plutarque, la haute antiquité admettait la réalité (Voir dans saint Augustin et dans tous les grands théologiens la question de incubis), il demeure que le premier législateur de Rome eut, comme les deux oracles de la philosophie païenne, Socrate et Pythagore, son démon familier. Nous allons voir qu' à ce commerce ténébreux Numa dut sa royauté et Rome ses lois.

Écoutons encore Plutarque. « Numa ayant accepté le royaume, après avoir sacrifié aux dieux, se mit en

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marche pour aller à Rome. A donc lui furent apportées les marques et enseignes de la dignité royale, mais lui-même commanda qu'on attendit encore, disant qu'il fallait premièrement qu'il fût confirmé roi par les dieux. Il prit les devins et les prêtres, avec lesquels il monta au Capitole, et là le principal des devins le tourna vers le midi, ayant la face voilée, et se tint debout derrière lui, en lui tenant la main droite sur la tête, et faisant prière aux dieux qu'il leur plût, par le vol des oiseaux, et autres indices, déclarer leur volonté touchant cette élection, jetant sa vue de tous côtés, au plus loin qu'elle se pouvait étendre.

« Il y avait cependant un silence merveilleux sur la place, encore que tout le peuple en nombre infini y fût assemblé, attendant avec grande dévotion quelle serait l'issue de cette divination, jusqu'à ce qu'il leur apparut à main droite des oiseaux de bon présage, qui confirmèrent l'élection. Et alors Numa, vêtant la robe royale, descendit du Capitole dessus la place, où tout le peuple le reçut avec grandes clameurs de joie, comme le plus saint et le mieux aimé des dieux que l'on eût su élire. » (Vie de Numa, c. VI.)

Roi par la grâce du démon, Numa devint, comme Lycurgue, comme Thésée, comme les autres fondateurs des empires païens, législateur sous l'inspiration du même Esprit. Déjà les rudiments de législation que Romulus avait donnés aux Romains sortaient de la même source. Très habile dans le commerce avec les démons, optimus augur, comme l'appelle Cicéron, il en avait composé une partie ; le reste, il l'avait emprunté

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des Grecs, qui, nous l'avons vu, en étaient redevables au serpent législateur (Ferias solemnesque conventus et statas a laboribus vacationes, ac caetera id genus ex optimis quibusque Graecorum hominum ritibus instituit. Dion. Halyc., Antiquit. rom., lib. XI, in Romul.)

Mais pour Rome, sa ville de prédilection et la future capitale de son empire, une inspiration indirecte ne suffisait pas à Satan. Lui-même en personne voulut dicter ses lois : Numa fut son Moïse. Ce personnage, que nous appellerions aujourd'hui un medium, pratiquait ouvertement l'hydromancie. Connu de toute antiquité et tant de fois condamné par l'Église, ce genre de magie consiste à faire, sur l'eau dormante ou courante, des invocations et des cercles concentriques, au milieu desquels apparaît le démon sous une forme visible, et rendant des oracles (Delrio, Disguisit. magic., lib. IV, c. XI, sect. 3.)

Apulée rapporte ce fait célèbre d'hydromancie. « Je me souviens, dit-il, d'avoir lu dans Varron, philosophe d'une grande érudition et historien d'une grande exactitude, que les habitants de Tralles, inquiets du succès de la guerre contre Mithridate, eurent recours à la magie. Un enfant parut dans l'eau qui, le visage tourné vers une image de Mercure, leur annonça en cent soixante vers ce qui devait arriver. » (Apolog., p. 301.) Tel fut le moyen employé par le législateur de Rome.

« Numa, écrit saint Augustin, qui n'avait pour inspirateur ni un prophète de Dieu, ni un bon ange, recourut à l'hydromancie » Il se rendait au bord d'une fon

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taine solitaire qu'on montre encore et faisait les pratiques d'usage. Alors, sous la figure d'une jeune fille, qui prenait le nom d'Égérie, le démon lui dictait les différents articles de la constitution religieuse et civile de Rome, et lui en expliquait les motifs. Or, les motifs de ce code, devenu, par les conquêtes des Romains, comme l'évangile de l'antiquité, étaient d'une nature telle, que Numa, tout roi qu'il était, n'osa jamais les faire connaître.

A cette crainte humaine se joignait une crainte divine, qui jeta le royal médium dans la plus grande perplexité. D'une part, en publiant les infamies que le Serpent lui avait dictées, il craignait de rendre exécrable, aux païens eux-mêmes, la théologie civile des Romains; d'autre part, il n'osait les anéantir, redoutant la vengeance de celui auquel il s'était livré. Il prit donc le parti de faire enterrer près de son tombeau ce monument d'obscénité. Mais un laboureur, passant avec sa charrue, le fit sortir de terre. Il le porta au prêteur, qui le soumit au sénat, et le sénat ordonna de le brûler (saint Augustin, De civ. Dei, lib. VII, C. xxxv.)

Telle fut la respectable origine de la législation religieuse et civile de Rome. Les choses utiles et sensées qu'elle renferme sont une ruse de celui qui ne dit, quelquefois, la vérité que pour mieux tromper (De civ. Dei, lib. VII, c. xxxiv et xxxv.)

CHAPITRE XXIV (SUITE DU PRECEDENT) Numa, singe de Moïse. - Nouveau trait de parallélisme : le Saint-Esprit, gardien permanent des lois sociales de la cité du bien. - Satan, sous la forme du serpent, gardien permanent des lois sociales de la Cité du mal. - Serpent-Dieu, adoré partout : en Orient, à Babylone, en Perse, en Égypte, en Grèce; les Bacchantes; à Athènes, en Épire, à Délos, à Delphes : description de l'oracle de Delphes. - A Rome, les serpents de Lavinium. - Le serpent d'Epidaure, dans l'île du Tibre. - Culte du serpent dans les Gaules et chez les peuples du Nord. - Universalité de ce culte dans l'antiquité païenne. - Sa cause. - Les serpents du temps d'Auguste. - Les vestales. - Serpents de Tibère, de Néron, d'Héliogabale. - Des dames romaines.

En ce qui concerne l'inspiration des lois, rien, dans la future capitale de la Cité du mal, ne manque à la parodie du Sinaï. Elle va se continuer dans leur promulgation, ainsi que dans la présence sensible et permanente du Législateur primitif, au milieu de son peuple, soit pour en assurer l'observation, soit pour en donner l'interprétation authentique. Chacun sait avec quel appareil de cérémonies religieuses, de sacrifices, de purifications solennelles, Moïse proclame la loi reçue du ciel, dans le mystérieux entretien de la montagne. Il n'agit de la sorte que par l'inspiration divine. Son but évident était de rendre la loi respectable, de la faire recevoir avec une soumission religieuse et pratiquer avec une fidélité constante. Inspiré par Satan, Numa recourt aux mêmes moyens.

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Pour se faire accepter des Romains, lui et ses lois, nous le voyons, d'après Plutarque, se servir de l'aide des dieux, de sacrifices solennels, fêtes, danses et processions fréquentes, « qu'il célébrait lui-même, lesquelles avec la dévotion y avait du passe-temps et de la délectation mêlée parmi. Quelquefois il leur mettait des frayeurs des dieux devant les yeux, leur faisant accroire qu'il avait vu quelques visions étranges, ou qu'il avait ouï des voix, par lesquelles les dieux les menaçaient de quelques grandes calamités, pour toujours abaisser leurs cours sous la crainte des dieux.

« Ainsi, la feinte dont Numa s'affubla fut l'amour d'une déesse, ou bien d'une nymphe de montagne, et les secrètes entrevues et parlemens qu'il feignait avoir avec elle, et aussi la fréquentation des Muses; car il disait tenir des Muses la plus grande partie de ses révélations » (Vie de Numa, c. VII).

Que Numa ait fait toutes ces choses, personne ne le révoque en doute. Mais que toutes ces choses ne soient qu'une jonglerie, comme Plutarque semble l'insinuer c'est une autre question. D'abord, Varron, le plus savant des Romains, et saint Augustin, le plus savant des Pères de l'Église, affirment positivement le contraire. Ensuite, Plutarque ne donne aucune preuve de son assertion. Enfin, Plutarque se contredit lui-même. N'a-t-il pas, dans un ouvrage connu, proclamé la vérité des oracles? Qu'est-ce, d'ailleurs, qu'une jonglerie dont personne ne s'est aperçu? Comment la même jonglerie se retrouve-t-elle chez tous les peuples? Et comment tous les peuples ont-ils pris une jonglerie pour une réalité? Résou

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dre ces questions dans un sens non catholique, c'est nier l'histoire et la révélation. Mais nier l'histoire et la révélation, c'est nier la lumière et se condamner à l'abrutissement.

Passons à un autre trait de parallélisme. Le Seigneur ne se contente pas de donner sa loi. Lui-même s'en fait le gardien et l'interprète. Dans cette vue, il demeure au milieu de son peuple d'une manière sensible et permanente. Israël sait qu'il est là, gardien invisible, mais vigilant, oracle toujours prêt à répondre. S'il surgit, en quelque matière que ce soit, une difficulté sérieuse, c'est au Seigneur qu'on en demande la solution. Faut-il attaquer une ville, entreprendre une guerre, signer un traité? C'est encore à lui qu'on s'adresse. Lui-même indique les moyens d'obtenir le succès, les actions de grâces à lui rendre et les châtiments à infliger aux violateurs de sa loi.

Le Serpent législateur imite tout cela dans la Cité du mal. Il est le gardien et l'interprète de sa loi, comme Jehovah de la sienne. Comme le Dieu du Tabernacle et du Temple rappelle toujours, par sa redoutable majesté, le Dieu du Sinaï, Satan, par la forme sensible sous laquelle il se montre, tient à rappeler le vainqueur du Paradis terrestre. Toujours prêt à rendre des oracles, il inspire tour à tour la crainte et la confiance, décide de la paix et de la guerre, indique les moyens de succès et marque les sacrifices d'action de grâces ou d'expiation qu'il exige. Son peuple le sait ; et, dans les circonstances importantes, il ne manque pas de recourir à lui pour obtenir lumière et protection. La philosophie de l'histoire des peuples païens est écrite dans ces lignes. A la chaîne joignons la trame, et nous aurons le tissu complet.

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Parmi tous les faits étranges, consignés dans les annales du genre humain, nous ne savons s'il en est un plus étrange que celui dont nous allons rappeler le souvenir. Outre les mille formes différentes sous lesquelles les peuples païens d'autrefois et d'aujourd'hui ont honoré le démon, tous l'ont adoré sous la forme privilégiée du serpent, serpent vivant, serpent en chair et en os, serpent rendant des oracles; et cela, non pas une fois, mais toujours.

Déjà, nous l'avons vu : pour les peuples du haut Orient, voisins du Paradis terrestre, les Perses, les Mèdes, les Babyloniens, les Phéniciens, le grand Dieu, le Dieu suprême, le père des lois, l'oracle de la sagesse, c'était le serpent à la tête d'épervier. A lui les plus beaux temples, les prêtres d'élite, les victimes choisies, la solution des questions difficiles. Les siècles ne lui avaient rien fait perdre de sa gloire et de son autorité.

Au temps de Daniel, son culte s'était conservé dans toute sa splendeur. Le célèbre temple de Bel, bâti au milieu de Babylone, servait de sanctuaire à un énorme serpent, que les Babyloniens entouraient de leurs adorations (Et erat draco magnus in loco illo, et colebant eum Babyloni... Tulitque Daniel picem, et adipem, et pilos, et coxit pariter : fecitque massas, et dedit in os draconis, et diruptus est draco. Dan., XIV, 22 et seq.) Au sommet de ce temple de proportions colossales, apparaissait la statue de Rhéa. Cette statue d'or, faite au marteau, pesait 400 talents, environ 31 000 kilogrammes. Assise sur un char d'or, la déesse avait à ses genoux deux lions, et à côté d'elle deux énormes serpents d'argent, chacun du poids de 30 talents, environ 330 kilogrammes (Diodore de Sicile, Hist., liv. XI, c, ix.) Ces monstrueuses figures annonçaient

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au loin la présence du serpent vivant et la gigantesque idolâtrie dont il était l'objet.

Pour les anciens Perses, le grand Dieu était le serpent à la tête d'épervier. Tour à tour adoré comme génie du bien et comme génie du mal, sous ce dernier rapport il était la cause de tous les maux de l'humanité. La tradition lui donnait le nom d'Ahriman. Ce monstre, après avoir combattu le ciel, à la tête d'une tourbe de mauvais génies, saute sur la terre sous la forme du serpent, couvre la face du monde d'animaux venimeux, et s'insinue dans toute la nature.

Les traditions chinoises font remonter l'origine du mal à l'instigation d'une intelligence supérieure, révoltée contre Dieu et revêtue de la forme du serpent. Tchiseou est le nom de ce dragon. Enfin, lorsque le Japon nous peint la scène de la création, il emprunte l'image d'un arbre vigoureux autour duquel s'enroule un serpent (G. des Mousseaux, Les hauts phénomènes de la magie, Paris, 1864, in-8, p. 45.)

L'Égypte nous offre, trait pour trait, le même Dieu et le même culte. « Le symbole de Cnouphis ou l'âme du monde, dit M. Champollion, est donné sous la forme d'un énorme serpent, monté sur des jambes humaines, et ce reptile, emblème du bon Génie, le véritable Agathodaemon est souvent barbu. A côté de ce serpent, les monuments égyptiens portent l'inscription : Dieu grand, Dieu suprême, seigneur de la région supérieure (Panth. égypt., texte 3 et liv. 11, p. 4.)

Longtemps avant Champollion, Elien, parlant de la religion des Égyptiens, avait dit: « Le serpent venérable et sacré a en lui quelque chose de divin, et il n'est pas bon de se trouver en sa présence. Ainsi, à Météli,

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en Égypte, un serpent habite une tour où il reçoit les honneurs divins. Il a ses prêtres et ses ministres, sa table et sa coupe. Chaque jour ils versent dans sa coupe de l'eau de miel, détrempée de farine, et ils se retirent. En revenant le lendemain, ils trouvent la coupe vide.

« Un jour, le plus âgé de ces prêtres, poussé par le désir de voir le Dragon, entre seul, met la table du dieu et sort du sanctuaire. Aussitôt le Dragon arrive, monte sur la table et fait son repas. Tout à coup le prêtre ouvre avec fracas les portes que, suivant l'usage, il avait eu soin de fermer. Le serpent en courroux se retire ; mais le prêtre ayant vu, pour son malheur, celui qu'il désirait voir, devient fou. Après avoir avoué son crime, il perd l'usage de la parole et tombe mort. » (AElian., De natur. animal., lib XI, c. XVII, édit. Didot, 1858.)

Le célèbre papyrus Anastasi, récemment découvert en Égypte, confirme les affirmations d'Elien, de Clément d'Alexandrie et de Champollion. Il dit: Il ne faut invoquer le grand nom du serpent que dans une absolue nécessité et lorsqu'on n'a rien à se reprocher. Après quelques formules magiques, IL ENTRERA UN DIEU A TÊTE DE SERPENT QUI DONNERA LES RÉPONSES. »

Que le démon puisse donner la mort, il suffit, pour le prouver, de rappeler, dans l'antiquité sacrée, l'exemple des enfants de Job; dans l'antiquité profane, le passage où Porphyre avoue que le Dieu Pan, tout bon qu'il était, apparaissait souvent aux cultivateurs au milieu des champs, et qu'un jour il en avait fait périr neuf, tant ils avaient été frappés de terreur par le son éclatant de sa voix et par la vue de ce corps formidable qui s'élançait avec emportement (Apud Euseb., Praep. evang., lib. I, c. VI.)

Le témoignage que nous avons cité, de l'évêque de

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Mantchourie, constate que, chez les modernes païens, Satan n'a rien perdu de sa puissance homicide. Quant à ce prêtre foudroyé pour avoir vu son Dieu, il rappelle d'une manière si frappante la défense de Jéhovah et la mort des Bethsamites, qu'il est à peine besoin de faire remarquer la parodie. L'usurpateur de la Divinité a son arche d'alliance; il veut y être respecté, comme Jéhovah dans la sienne : et, comme Jéhovah, il frappe de mort le téméraire qui ose lever les yeux sur lui.

Ce sanctuaire redoutable n'était pas, en Égypte, la seule habitation du Serpent. Dans ce pays de primitive idolâtrie, on ne voyait que des serpents adorés ou familiers. Leurs temples s'élevaient sur tous les points du territoire. Là, comme à Babylone, on les nourrissait avec soin, on les adorait, on les consultait. Les Égyptiens en gardaient dans leurs maisons, les regardaient avec plaisir, les traitaient avec déférence et les appelaient à partager leurs repas. « Nulle part, dit Phylarque, le serpent n'a été adoré avec tant de ferveur. Jamais peuple n'a égalé l'Égyptien dans l'hospitalité donnée aux serpents. » (Phylarchus libro duodecimo in valgus edidit, aspides ab AEgyptiis vehementer coli, easdem ex eo cultu prorsus mansuescere. AEgyptii in aspidum nationem hospitalissimi, etc. Apud AElian, lib XVII, c. V.)

En conséquence le serpent entrait dans l'idée ou la représentation de toute autorité divine et humaine. « En signe de divinité, dit Diodore de Sicile, les statues des dieux étaient entourées d'un serpent; le sceptre des rois, en signe de puissance royale; les bonnets des prêtres, en signe de puissance divine » (Lib. V.) Les statues d'Isis, en particulier, étaient couronnées d'une espèce de serpents nommés

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thermuthis, qu'on regardait comme sacrés et auxquels on rendait de grands honneurs (AEgyptii basiliscum ex auro conflatum diis circumponunt. Horus Apollo, Hierogl. I, apud Pierium. « Le serpent était l'emblème et le signe de la puissance royale. Aussi les Grecs traduisirent son nom par basiliskos, mot dérivé de basileus, qui veut dire roi. » Panth. égypt., par M. Champollion, liv. II, p. 4. - Voir, dans cet ouvrage, la représentation des dieux égyptiens.) Suivant les Égyptiens, ces serpents étaient immortels, servaient à discerner le bien du mal, se montraient amis des gens de bien et ne donnaient la mort qu'aux méchants. Pas un coin des temples, où il n'y eût un petit sanctuaire souterrain destiné à ces reptiles, qu'on nourrissait avec de la graisse de boeuf (AElian., De natur. animal., lib. X, c. XXXI; et Diod. Sicul., ubi supra.)

De là, les paroles si connues de Clément d'Alexandrie : « Les temples égyptiens, leurs portiques et leurs vestibules sont magnifiquement construits; les cours sont environnées de colonnes; des marbres précieux et brillant de couleurs variées en décorent les murs, de manière que tout est assorti. Les petits sanctuaires resplendissent de l'éclat de l'or, de l'argent, de l'électron, des pierres précieuses de l'Inde et de l'Éthiopie : tous sont ombragés par des voiles tissus d'or. Mais, si vous pénétrez dans le fond du temple, et que vous cherchiez la statue du dieu auquel il est consacré, un pastophore ou quelque autre employé du temple s'avance d'un air grave, en chantant un paean en langue égyptienne, et soulève un peu le voile, comme pour vous montrer le dieu. Que voyez-vous alors? Un chat, un crocodile, un serpent! Le dieu des Égyptiens paraît... c'est une

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affreuse bête se vautrant sur un tapis de pourpre. » (Champollion, ibid.)

Le savant philosophe aurait pu ajouter : un bouc. En effet, c'est jusqu'à l'adoration de cet animal immonde, sous les noms divers de faune, de satyre, de bouc, de poilu, pilosi, comme l'appelle l'Écriture, que Satan avait conduit l'humanité. « Le culte du bouc, dit le savant Jablonski, n'était pas particulier à la ville égyptienne de Mendès ; toute l'Égypte le pratiquait, et tous les adorateurs avaient chez eux le portrait plus ou moins fidèle de leur dieu. Son domicile principal n'en était pas moins à Mendès, préfecture dont il était le dieu tutélaire. Son temple y était aussi grand que splendide, et là seulement était un bouc vivant et sacré. Il était placé au rang des huit grands dieux antérieurs aux douze autres » (Jablonski, Panthéon égyptien, liv. II, c. VII.), et honoré par des pratiques que nous nous abstiendrons de décrire.

Comme Elien nous l'apprend, chat, bouc ou crocodile, le dieu principal était toujours accompagné d'un cortège de serpents. L'Égypte était donc bien la terre du Serpent. Il y régnait, sur la vie publique et sur la vie privée, avec une puissance dont le christianisme nous a mis dans l'heureuse impossibilité de mesurer l'étendue. Serait-il sans fondement d'attribuer les prestiges exceptionnels, rapportés dans l'Écriture, à ces relations, plus habituelles et plus intimes que dans aucun pays, des médiums égyptiens avec le terrible père du mensonge ?

Comme il est constant que le paganisme occidental est venu du paganisme oriental, nous ne devrons pas être surpris de trouver le culte solennel du serpent dans la Grèce, en Italie et même chez les peuples du Nord.

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Et quel culte, grand Dieu! Dans les bacchanales il avait pour but de célébrer l'alliance primitive du serpent avec la femme. Écoutons Clément d'Alexandrie : « Dans les orgies solennelles en l'honneur de Bacchus, les prêtres, qu'on dirait piqués par un coestre furieux, déchirent des chairs palpitantes, et couronnés de serpents, appellent Ève par de vastes hurlements, Ève qui la première ouvrit la porte à l'erreur. Or, l'objet particulier des cultes bachiques est un serpent consacré par des rites secrets. Maintenant, si vous voulez savoir au juste la signification du mot Éva, vous trouverez que, prononcé avec une aspiration forte, HEVA veut dire serpent femelle. » (Cohortat. ad Gentes, c. II.)

Sans cesse rappelée, célébrée, figurée, accomplie dans l'initiation aux mystères de certains cultes, cette alliance était chantée par la poésie et racontée par l'histoire, qui n'osait la révoquer en doute, ni en elle-même ni dans ses conséquences. Comme il n'y a rien de nouveau sous le soleil, et que la religion de Satan a toujours le même but, on peut affirmer que c'est en la contractant, que les jeunes filles devenaient, dans l'antiquité païenne, comme aujourd'hui en Afrique, prêtresses du serpent (Arnob., lib. V. - Athenag., Legat., n. 20. - Voir Boettiger, Sabina, t. I, p. 454; xx, 2, 15, 16; et num. xxv, 2; et Lamprid. in Adrian.)

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Quoi qu'il en soit de ces infamies, indiquées ici pour rappeler au monde l'indicible dégradation, à laquelle Satan avait conduit l'humanité païenne, la reconnaissance infinie que nous devons au Verbe rédempteur, et la profonde sagesse de l'Église dans ses prescriptions antidémoniaques, telle était la vénération dont l'odieux reptile jouissait parmi les Grecs, qu'Alexandre se faisait gloire de l'avoir eu pour père. De là vient que ses médailles le représentent sous la forme d'un enfant sortant de la gueule d'un serpent (Igitur Alexander magnus gloriari non erubuit Olympiadem matrem a dracone sub specie Jovis Ammonis compressam, ex illo se genitum esse. Unde ejus insignia fuere anguis, infantem vix natum et adhuc madentem sanguine ex ore evomens, sicut in veteribus numismatis ejus sigillum reperitur. Camer., Medit. hist., p. II, c. ix, p. 31. - Voir sur ce fait de curieux détails dans Plutarque, in Alexand.) Nous verrons bientôt qu'Auguste se vantait d'avoir la même origine.

Aucun animal n'a obtenu en Grèce les honneurs divins, à la seule exception du serpent. Dans cette terre, prétendu berceau de la civilisation, il avait un grand nombre de temples. Les Athéniens conservaient toujours un serpent vivant et le regardaient comme le protecteur de leur ville : parodie de Jéhovah gardien de son peuple dans l'arche d'alliance. Ils lui attribuaient la vertu de lire dans l'avenir. C'est pour cela qu'ils en nourrissaient de familiers, afin d'avoir toujours à leur portée les prophètes et les prophéties (Pausanias, lib. II, p. 175; et Dict. de la Fable, art. Serpents.)

Afin de continuer magnifiquement ce culte, si glorieux pour la sage Athènes, Adrien fit bâtir dans cette ville un temple resplendissant d'or et de marbre, dont la divinité fut un grand serpent apporté de l'Inde (Dion., in Adrian.) Nous avons donc eu raison de le dire et nous ne cesserons de

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le répéter : aux beaux jours de la Grèce et même au temps d'Adrien, la civilisation d'Athènes, la métropole des lumières, dit-on dans les collèges, était au-dessous de la civilisation d'Haïti, où l'on condamne à mort, comme nous le verrons bientôt, les adorateurs du serpent. Selon Plutarque, le culte du serpent était pratiqué dans la Thrace jusqu'au délire, par les Edoniennes. « La mère d'Alexandre, dit-il, Olympias, aimant telles fureurs divines, attirait après elle dans leurs danses de grands serpents privés, lesquels se glissaient souvent entre les lierres, dont les femmes sont couvertes en telles cérémonies, et s'entortillaient à l'entour des javelines qu'elles tiennent en leurs mains, et des chapeaux qu'elles ont sur leurs têtes : ce spectacle épouvantait les hommes. » (Vie dAlexandre, trad. d'Amyot.) Leurs cris étaient la répétition continuelle de ces mots Evoe, saboe, flues, altis.

Chez les Épirotes, l'affreux reptile jouissait des mêmes honneurs et de la même confiance. Son sanctuaire était un bois sacré, entouré de murs. Une vierge était sa prêtresse. Seule elle avait accès dans la redoutable enceinte. Seule elle pouvait porter à manger aux dieux et les interroger sur l'avenir. Suivant la tradition du pays, ces serpents étaient nés du serpent Python, seigneur de Delphes (Voir Dict. de la Fable, et le savant ouvrage : Dieu et les dieux, ch. I, par M. le chevalier Desmousseaux.)

A Délos, Apollon était adoré sous la forme d'un dragon qui rendait pendant l'été des oracles sans ambiguïté. A Épidaure, le dieu Esculape était un serpent. On le croyait le père d'une race de serpents sacrés, dont les colonies épidauriennes avaient soin d'em

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porter avec elles un individu, qu'elles installaient dans leur nouveau temple (AElian., lib. XI, c. II.)

Que, dès la plus haute antiquité, il y ait eu à Delphes un monstrueux serpent tenu pour un dieu, c'est ce qu'affirment les premiers habitants du pays. Que, suivant la fable, ce serpent ait été tué par Apollon, il n'en reste pas moins que Delphes était devenu le lieu fatidique le plus célèbre de l'ancien monde. Sous une forme ou sous une autre, l'antique serpent y régnait en maître, et de là sur toute la Grèce et sur une grande partie de l'Occident. Telle était la confiance qu'il inspirait, que les villes grecques et même les princes étrangers envoyaient à Delphes leurs trésors les plus précieux et les mettaient en dépôt sous la protection du Dieu-reptile.

Par une nouvelle insulte à Celle qui devait un jour lui écraser la tête, à Delphes comme en Épire, à Lavinium et partout, Satan voulait une vierge pour prêtresse : et comme il la traitait! Jeune dans le principe, elle dut plus tard, à cause de la lubricité des adorateurs, être d'un âge mûr. Lorsque le Dieu voulait parler, les feuilles d'un laurier planté devant le temple s'agitaient ; le temple lui-même tremblait jusque dans ses fondements.

Après avoir bu à la fontaine de Castalie, la Pythie, conduite par les prêtres, entrait dans le temple, et s'avançait vers l'antre, qui était renfermé dans le redoutable

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sanctuaire. Plusieurs auteurs ont écrit que cet antre était toujours habité par un serpent et que dans le principe c'est le serpent lui-même qui parlait (Grand dict. de la Fable, art. Serpents.) L'orifice supportait le fameux trépied. C'était une machine d'airain composée de trois barres, sur laquelle la Pythie se plaçait de la manière la plus indécente, afin de recevoir le souffle prophétique (S. J. Chrys., in Ep. 1 ad Cor., homil. XXIX, n. 1.)

Bientôt quelque chose de mystérieux se répandait dans ses entrailles, et l'accès fatidique commençait. La malheureuse fille d'Ève n'était plus maîtresse d'elle-même et donnait tous les signes de la possession. Ses cheveux se hérissaient; sa bouche écumait, ses regards devenaient farouches ; un tremblement violent s'emparait de tout son corps, et l'on était obligé de la maintenir par force sur le trépied. Elle faisait retentir le temple de ses cris et de ses hurlements. Au milieu de cette agitation extraordinaire, elle proférait les oracles, que des copistes écrivaient sur des tablettes. De ces fureurs diaboliques résultait souvent la mort de la pythie qui, pour cette raison, avait deux compagnes. La scène infernale que nous venons de décrire avait lieu tous les mois. Elle a duré des siècles. Elle a été vue par des millions d'hommes, entre lesquels figure tout ce que

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l'antiquité connaît de plus grave et de plus illustre (Lucan. Pharsal., lib. V; Virgil., lib. VI; Grand dict. de la Fable, etc., etc.; Strab., lib. VIII.)

D'après ce fait et mille autres du même genre, accomplis dans toutes les parties du monde, sur quel fondement révoquer en doute le succès fabuleux obtenu, sous le règne de Marc-Aurèle, par le magicien Alexandre de Paphlagonie? Disciple d'Apollonius de Tyanes, ce medium parcourut, comme son maître, différentes provinces de l'empire, en montrant un serpent apprivoisé et qui faisait mille tours amusants. Il le donna pour un dieu, et un dieu rendant des oracles. A cette nouvelle, on vit les habitants de l'Ionie, de la Galatie, de la Cilicie, les Romains eux-mêmes et jusqu'à Rutulius qui commandait l'armée, accourir en foule à l'oracle vivant, an Python voyageur. Ses réponses lui gagnèrent la confiance. Dans ces provinces, comme dans le reste de la terre, on se prosterna devant le dieu-serpent; on lui offrit des sacrifices et des dons précieux ; on lui éleva des statues d'argent. L'empereur lui-même voulut voir le dieu. Alexandre fut mandé à la cour, où il fut reçu avec de grands honneurs (Lucian., in Pseudomate.)

Pas plus que les Grecs, si vantés pour leur philosophie,

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les Romains, maîtres du monde, n'ont échappé à la domination de l'odieux reptile. Dès l'origine ils ont adoré le dieu-serpent, et leurs hommages ne se sont pas démentis (Proper., Eleg. in Cynthia.) Enée, leur père, fonda près de Rome une ville appelée Lavinium, qu'on peut appeler l'aïeule de Rome. Non loin de Lavinium était un bois sacré, large et obscur, où, dans une caverne profonde, habitait un grand serpent (AElian., lib. XI, c. XVI.) Ici encore, c'étaient des jeunes filles qui étaient les prêtresses de ce dieu. Quand elles entraient pour lui donner à manger, on leur bandait les yeux, mais un esprit divin les conduisait droit à la caverne. Si le serpent ne mangeait pas les gâteaux, c'était une preuve que la jeune fille qui les avait présentés avait cessé d'être vierge, et elle était impitoyablement mise à mort (ibid.)

Comme si le culte perpétuel du serpent indigène n'eût pas suffi, les Romains, dans les circonstances difficiles, recouraient à un serpent étranger, regardé comme plus puissant. Ainsi, l'an 401, leur ville étant, depuis trois ans, désolée par une peste dont rien ne pouvait arrêter les ravages, ils consultèrent les vieux livres sibyllins, inspectis sibyllinis libris. On y trouva que l'unique moyen de faire cesser le fléau était d'aller chercher Esculape, à Épidaure, et de le conduire dans la ville. En conséquence, une galère est équipée et une députation, conduite par Quintus Ogulnius, se rend à Épidaure. Quand les députés eurent présenté leur requête, un grand serpent sortit

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du temple, se promena dans les endroits les plus fréquentés de la ville, avec des yeux doux et une démarche calme, au milieu de l'admiration religieuse de tout le peuple.

« Bientôt, continue l'historien romain, poussé par le désir d'occuper l'illustre sanctuaire qui lui était réservé, le dieu accéléra sa marche et vint monter sur la galère romaine. Il choisit pour sa demeure la chambre même d'Ogulnius, se roula en cercles multipliés et se livra aux douceurs d'un repos profond. Les Romains, qui l'avaient reçu avec un respect mêlé de frayeur, le conduisirent à Rome. La galère ayant abordé au-dessous du mont Palatin, le serpent s'élança dans le fleuve qu'il traversa à la nage et vint se reposer dans le temple qui lui était préparé, sur Pile du Tibre. A peine le dieu fut dans son sanctuaire que la peste disparut. » (Tunc legati perinde atque exoptatae rei compotes, expleta gratiarum actione, cultuque anguis a peritis accepto, laeti inde solverunt... Atque in ripam Tiberis egressis legatis, in insulam, ubi templum dicatum est, transnatavit, adventuque suo tempestatem, cui remedio quaesitus erat, dispulit. Valer. Maxim., De Miracul., lib. I, c. VIII, n. 2, édit. Lemaire, Paris, 1832. - Les paroles d'Aurélius Victor ne sont pas moins explicites : et pestilentia mira celeritate sedata est.)

Lactance confirme le récit de Valère Maxime et admet la disparition subite de la peste qu'il attribue sans hésiter à l'influence d'un démon puissant, sous la forme du serpent d'Épidaure (Eduntque saepe Daemones prodigia quibus obstupefacti homines fidem commodent simulacris divinitatis ac numinis. Inde est quod serpens urbem Romam pestilentia liberavit Epidauro quaesitus. Nam illuc ôxeµonàp%~ hac ipse in figura sua sine dissimulatione perductus est. Siquidem legati ad eam rem missi draconem secum mirae; magnitudinis attulerunt. De Divin. Instit., lib. II, c. 17.)

Le premier peuple du monde, la grande république romaine envoyant une ambassade solennelle au Serpent :

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quelle éloquence dans ce seul fait, et quelle sinistre lueur il jette sur l'antiquité païenne ! Même à l'époque de l'histoire romaine, décorée dans les collèges du nom de Siècle d'or, le culte de l'odieux reptile n'avait rien perdu de sa splendeur ni de sa popularité : an contraire. Le Serpent était honoré partout, dans les temples du dieu, dans le palais des empereurs, dans le boudoir des dames, dans les maisons des simples particuliers.

Attia, mère d'Auguste, étant venue au milieu de la nuit, suivant l'usage pratiqué dans les temples à oracles par songes, dormir dans le temple d'Apollon, fut touchée par le Dieu sous la forme d'un serpent. Son corps fut marqué de la figure indélébile de cet animal, à tel point qu'elle n'osa plus se montrer dans les bains publics. A raison de ce fait, Auguste se prétendit fils d'Apollon, et voulut que ses médailles perpétuassent le souvenir de cette glorieuse descendance (Sueton., in Aug., c. XCIV. - Au revers de ses médailles d'argent, Auguste fit graver Apollon, avec cette inscription : Caesar divi filius.)

Les vestales n'avaient pas seulement la garde du feu sacré; elles étaient spécialement chargées de soigner un serpent sacré, vénéré comme le génie tutélaire de la ville de Rome. Elles lui apportaient sa nourriture tous les jours, et lui préparaient un grand festin tous les cinq ans. Ces vierges païennes avaient aussi sous leur garde une autre idole que la pudeur ne permet pas de nom

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mer : idole infâme qu'on tirait du temple de Vesta, les jours de triomphe, pour la suspendre au char des triomphateurs. En sorte que le but de Satan était de conduire la pauvre humanité au dernier degré de la cruauté et de l'impudicité. Il l'avait atteint: et on nous parle de la belle antiquité ! (Paulin, adv. Pagan., v. 143; Doellinger, Paganisme et judaïsme, Trad. fr. in-8°, t. I, p. 105. - Romae quidem quae ignis illius inextinguibilis imaginem tractant, auspicia poena suae cum ipso Dracone curantes, de virginitate censentur. Tertull., ad Uxor., lib. I, c. VI, p. 325, édit. Pamel, in-fol.; id. de Monogam. sub fin. - Quanquam illos religione tutatur et Fascinus, imperatorum quoque, non solum infantium custos, qui Deus inter sacra Romana a vestalibus colitur, et currus triumphantium sub his pendens, defendit medicus invidiae. Plin. Hist. xxvm, c. VII, n. 4. - Voir aussi Culte du phallus et du serpent, par le doct. Boudin, in-8, Paris, 1864.)

Héliogabale ne faisait donc rien de nouveau, rien qui fût de nature à surprendre les Romains, moins encore à les choquer, lorsqu'il fit apporter à Rome des serpents égyptiens, afin de les adorer comme de bons génies (AEgyptios dracunculos RomAE habuit quos illi agathodaemones appellant. Lamprid. in Heliogab., p. 111, édit. in-fol. Voir aussi Annales de phil. chr., t. IV, p. 59 et suiv., an. 1832.)

Tibère avait son serpent familier qui le suivait partout et ; qu'il nourrissait lui-même de sa propre main, manua sua. Pendant sa retraite à Caprée, il lui prit un jour fantaisie de revoir Rome. Il n'était plus qu'à sept milles de cette capitale, lorsqu'il demande son serpent pour lui donner à manger, quum ex consuetudine manu sua cibaturus. Or, le serpent avait été dévoré par les fourmis; et l'oracle consulté, ayant déclaré cet accident de mauvais augure, l'empereur prit le parti de retourner immédiatement à Caprée (Sueton., in Tiber., c. 72.)

Néron portait comme talisman une peau de serpent

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liée autour du bras (Camerar., ubi suprà.) Mieux que cela : « Plusieurs médailles de Néron, dit Montfaucon, attestent que ce prince avait pris le Serpent pour patron » (Antiq. expliquée, lib. I.) Il faut ajouter : et pour protecteur. Ainsi, à Rome, sur les murs de la maison d'or de Néron, le voyageur lit encore l'inscription qui menace de la colère du Serpent quiconque se permettrait de déposer des ordures près de la demeure impériale (Duodecim deos et Dianam Et Jovem optimum maximum Habeat iratos Quisquis hic minxerit aut cacarit. Au-dessus de l'inscription s'allongent deux grands serpents, tournés l'un contre l'autre et séparés par un faisceau de verges. Pour qui sait lire, cette inscription et cette peinture reviennent à dire que ces douze grands dieux et Diane et Jupiter n'étaient en définitive que l'antique Serpent sous des noms divers, et dont la figure était là pour inspirer la crainte du châtiment, symbolisé par le faisceau de verges.)

A l'exemple des empereurs, les dames romaines avaient aussi des serpents familiers. Tantôt elles se les passaient autour du cou en guise de colliers; tantôt elles jouaient avec ces reptiles qui, pendant les repas, montaient sur elles et se glissaient dans leur sein. Dans cette familiarité avec le Serpent, les hommes comme il faut imitaient les femmes (Si gelidum collo nectit Flaccilla draconem. Martial, VII, 71. Aspice repentes inter pocula sinusque innoxio lapsu dracones. Senec., De ira, XI, c. 31. - Sueton., c. 72, id. in Neron., c. v, n. 6.)

Les provinces imitaient la capitale. A Pompéi, on voit encore les sanctuaires des dieux, tutélaires des rues, appelés Lares compitales. Les fresques représentent les

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sacrifices offerts à ces divinités. Or, presque partout, ces divinités sont deux serpents qui engloutissent les mets consacrés. Babylone et Pompéi se ressemblent : l'Orient et l'Occident pratiquent le même culte. Dans la même ville, sur les murailles de Pistrinae, lieux où l'on manipulait la pâte, est peint le sacrifice à la déesse Fornax. La scène est couronnée par les deux serpents, qui jouent un si grand rôle parmi les divinités de Pompéi. L'image de la divinité favorite se retrouve jusque dans les ornements de toilette. C'est par nombre que nous avons compté les bracelets d'or en forme de serpents, dont les dames de Pompéi s'ornaient le haut du bras et le poignet.

Dans les Gaules, les Druides portaient des amulettes en pierre, représentant un serpent. Le culte de l'odieux reptile y était tellement répandu, que les premiers missionnaires du Christianisme eurent à combattre, ainsi que nous l'avons vu, des Dragons monstrueux, redoutables divinités du pays. Aux faits déjà cités ajoutons le suivant : Saint Armentaire arrivant dans le Var fut obligé de combattre un Dragon. Le lieu du combat s'appelle encore le Dragon; et le combat même a donné son nom à la ville de Draguignan .

Suivant les circonstances et le génie des peuples, le Père du mensonge, sous la forme préférée du serpent, s'est manifesté comme une divinité bienfaisante ou comme un dieu malfaisant. L'amour ou la crainte ont enchaîné l'homme à ses autels. De là cette judicieuse remarque du savant M. de Mirville : « Le Serpent ! Toute la terre l'encense ou le lapide. » (Pneumatalog. 11, mém., t. II, p. 431.)

Les Lithuaniens, les Samogitiens et autres peuples du

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Nord, n'étaient pas moins fidèles adorateurs du Serpent. Ils l'appelaient surtout à sanctifier leur table. Dans un coin de leurs huttes, comme dans les temples de l'Égypte, étaient entretenus des serpents sacrés. A certains jours, on les faisait monter sur la table, au moyen d'un linge blanc qui descendait jusqu'à leur repaire. Ils goûtaient à tous les mets, puis rentraient dans leur trou. Les viandes étaient sanctifiées et les barbares mangeaient sans crainte (Stuckins, Antiquit. cenvivial, lib. II, c. XXXVI, p. 432, in-fol.)

Chez les Lithuaniens, en particulier, le culte du Serpent existait encore au quatorzième siècle. En 1387, le roi de Pologne, étant venu à Wilna, convoqua une assemblée pour le jour des Cendres. De concert avec les évêques qui l'accompagnaient, il s'efforça de persuader aux Lithuaniens de reconnaître le vrai Dieu. Pour leur montrer que ce n'était pas la vérité qu'ils abandonnaient, il fit éteindre le feu perpétuel qu'on entretenait à Wilna et tuer les serpents, qu'on gardait dans les maisons et qu'on adorait comme des dieux. Les Barbares, voyant qu'il n'arrivait aucun mal à ceux qui exécutaient les ordres du prince, ouvrirent les yeux à la lumière et demandèrent le baptême (Voir aussi Annal. de phil. chr., décembr. 1857, p. 242 et suiv.)

Nous ne pousserons pas plus loin notre voyage d'investigation chez les peuples anciens. Remarquons seulement que le culte du Serpent était si universel et si éclatant dans la belle antiquité, que les temples avaient pris le nom de Draconies : ce qui signifie que pour désigner un temple on disait une demeure de serpents (Quin et serpentibus tantum cultum tribuit gentilitas, ut Draconia templa nominaret, teste Strab., lib. XIV, quod prima circa serpentes extiterint idololatriae semina, et quod Diabolus hanc speciem in deliciis haberet. Corn. a Lap. in Dan. XIV, 22.) Aussi le

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culte du serpent vivant, du serpent en chair et en os, a été un des plus difficiles à déraciner : nous en donnerons bientôt la preuve. En effet, suivant la pensée de saint Augustin, le démon aime de préférence la forme du serpent, parce qu'elle lui rappelle sa première victoire (Gaudent enim daemones hanc sibi potestatem dari, ut ad incantationem hominum serpentes moveant, ut quolibet modo fallant quos possunt. Hoc autem permittuntur ad primi facti memoriam commendandam, quod sit eis quaedam cum hoc genere familiaritas. De Gen. ad Litter., lib. XI, n. 35, édit. Gaume.)

Que toutes les nations de l'antiquité, sans exception aucune, aient payé au Serpent le tribut de leurs adorations, c'est un fait acquis à l'histoire. Si étrange qu'il soit, il n'en est pas moins incontestable. Or, quand un culte d'une si évidente identité s'observe à travers un si grand nombre de siècles, dans toutes les parties du monde connu, sous tous les climats, chez les nations les plus différentes de moeurs et de civilisation, comment ne pas reconnaître que les conditions de race sont sans influence sur la religion des peuples? Comment ne pas reconnaître que c'est la religion des peuples qui engendre leur civilisation et leurs moeurs, loin d'être produite par ces dernières, comme on ne craint pas de nous le répéter chaque jour? En un mot, comment ne pas reconnaître la vérité de cet axiome : Dis-moi ce que tu crois, je te dirai ce que tu fais.

CHAPITRE XXV (AUTRE SUITE DU PRÉCÉDENT.) Culte du serpent chez les nations modernes encore idolâtres. - La secte des Ophites. - La Chine adore le Grand Dragon. - Il est le sceau de l'empire. - Procession solennelle en l'honneur du Dragon. - L'impératrice actuelle. - La Cochinchine. - L'Inde : adoration publique du serpent. - Temple de Soubra-Manniah. - Fête de la Pénitence. - Culte privé du serpent. - L'Afrique. - Culte du serpent en Éthiopie, au temps de saint Frumence. - Culte actuel le plus célèbre de tous. - Passage de De Brosses et de Bosman. - Culte du serpent dans le royaume de duidah (Widab), il y a un siècle. - Culte actuel, le même que dans l'antiquité païenne. - Curieux et tristes détails. - Relation des missionnaires et d'un chirurgien de marine. - L'Amérique. - Culte du serpent à l'époque de la découverte. - Culte actuel. - Rapport du P. Bonduel. - Culte du serpent dans la Polynésie, l'Australie, l'Océanie. - Le vaudous. - Culte aux États-Unis. - Paroles d'un missionnaire. - Autres témoignages. - En Haïti. - Sacrifice humain. - Exécution des coupables, en 1864.

Si l'axiome qui vient d'être rappelé avait besoin d'une nouvelle confirmation, elle se trouverait dans l'histoire des nations païennes encore existantes sur les différents points du globe. Longtemps après la publication de l'Évangile, on voit le culte du Serpent vivant se perpétuer chez les Ophites, hérétiques obstinés dont parlent Origène et saint Epiphane (Contr. Cels. et haer., 37.) Parmi les Gnostiques parut une secte nombreuse qui, à raison de son culte particulier du Serpent, reçut le nom d' Ophites. Les adeptes enseignaient

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que la Sagesse s'était manifestée aux hommes sous la figure d'un serpent. Aussi, ils adoraient avec dévotion un serpent enfermé dans une longue cage. Lorsque le jour était venu de célèbrer la mémoire du service rendu au genre humain par l'arbre de la science, ils ouvraient la cage et appelaient le serpent, qui montait sur la table et se roulait autour des pains: c'était à leurs yeux un sacrifice parfait. Après avoir adoré le serpent, ils offraient par lui une hymne de louanges au Père céleste.

Personne n'ignore que le Grand Dragon est la suprême divinité de la Chine et de la Cochinchine. « Le motif d'ornementation qui revient le plus souvent dans le palais de l'empereur à Pékin, c'est le Dragon aux serres de vautour, à la gueule béante, aux yeux féroces sortant de leurs orbites. C'est l'emblème inséparable du fils du Ciel, il est sur son sceau, sur ses tasses, sa vaisselle, ses meubles, sur les pignons, sur les portes, partout. » (Annal. de la Prop. de la Foi, n. 223, p. 298, 1867.) Le Dragon gravé sur le cachet impérial! Ne dirait-on pas l'infernale parodie de la Croix, surmontant la couronne des princes chrétiens : ou de l'ancienne inscription des monnaies d'or du royaume de France Christus vincit, regnat, imperat ?

Ce n'est pas un vain signe. Le Dieu qu'il représente est l'objet d'un culte réel. Ainsi, le jeune empereur de la Chine, ayant été atteint d'une maladie grave, en 1865, l'impératrice mère s'est rendue, pendant neuf jours, à pied, au lever et au coucher du soleil, au grand temple du Dragon, afin de prier pour son fils. Naguère, les habitants de la ville chinoise de Ting-haé se plaignaient de la sécheresse. Il fut décidé que le Dragon paraîtrait dans

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les rues et qu'on le prierait solennellement d'envoyer la pluie dans les campagnes. Au jour fixé nous vîmes se dérouler dans la rue principale de Ting-haë les replis du monstre, porté par cinquante ou soixante personnes, autour desquelles se pressait toute la population de la ville (Annal. de phil, chrét., t. XVI, p. 355.)

Aujourd'hui encore, les congrégations chinoises de Saïgon célèbrent chaque année avec un luxe et une pompe inusitées la fête du Dragon. L'interminable procession parcourt les principales rues de la ville et quelquefois même défile dans le jardin de l'hôtel du gouverneurs (Courrier de Saigon, 1865.) La hideuse figure du Dragon se rencontre partout. On l'invoque à chaque instant, dans toutes les circonstances importantes de la vie et même après la mort. L'Annamite qui a perdu un membre de sa famille ne se permettrait pas de l'enterrer avant d'avoir demandé au sorcier ou prêtre du Dragon de lui faire connaître le lieu de la sépulture. On suppose qu'il y a des dragons souterrains qui passent et repassent dans certains lieux privilégiés. On place les morts sur leur chemin dans la croyance que les dragons les comblent eux et leurs parents de richesses et de bonheur. Si un malheur vient à frapper la famille, on va déterrer le mort, et, sur l'indication d'un nouvel oracle, on l'inhume dans un lieu plus rapproché du passage du Dragon.

Le Serpent a joué un rôle considérable chez les anciens peuples de l'Inde (Maxime de Tyr, Dissert. VII, p. 139, édit. Reiske), et son culte s'est maintenu jusqu'à ce jour dans cette vaste partie de l'Asie. Leurs livres sacrés sont pleins de récits, où il est fait mention du Serpent. Là, comme en Égypte, tous les symboles du culte

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portent son image. Un grand serpent figure au commencement du monde et il est l'objet d'une profonde vénération. « On voit un temple très renommé, consacré au Serpent, à l'est du Maïssour, dans milieu appelé SoubraManniah. Ce nom est celui du grand serpent, si fameux dans les fables indiennes.

Tous les ans, au mois de décembre, une fête solennelle a lieu dans le temple. D'innombrables dévots accourent de fort loin, pour offrir aux serpents des adorations et des sacrifices dans ce lieu privilégié. Une multitude de ces serpents ont établi leur domicile dans l'intérieur du temple, où ils sont entretenus et bien nourris par les Brahmes qui les desservent. La protection spéciale dont ils jouissent leur a permis de se multiplier, au point qu'on en voit sortir de tous les côtés dans le voisinage. Beaucoup de dévots leur apportent de la nourriture. Malheur à qui aurait le malheur de tuer une de ces divinités rampantes! Il se ferait une fort méchante affaire. » (Moeurs et institutions des peuples de l'Inde, par M. Dubois, supérieur des Miss. étrang., qui a séjourné vingt-huit ans aux Indes. T. II, c. XII, p. 435.)

Sur un autre point de l'immense péninsule, le Serpent reçoit aussi les honneurs divins. « Récemment, écrit un de nos missionnaires, j'ai été, à Calcutta, témoin oculaire d'une fête religieuse, célébrée en l'honneur de la déesse Kalli. C'est une des plus solennelles de l'année elle se nomme la fête de la Pénitence. Le premier jour de la fête, la multitude des curieux était immense, elle couvrait en quelque sorte le nombre des pénitents. « Mais le second et le troisième jour, je vis en beaucoup d'endroits, principalement au coin des rues et dans les

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carrefours, des hommes qui avaient le milieu de la langue transpercé verticalement d'une longue barre de fer. Ils l'agitaient en cadence au son des instruments, et ils dansaient eux-mêmes en cet état. D'autres s'étaient fait une large ouverture aux reins et aux épaules, et dans chacun des trous passait un énorme serpent, dont les replis enveloppaient leur corps. » (Annal. de la Prop. de la Foi, n. IX, p. 535, avril 1836.)

Outre l'adoration nationale du Serpent, les Indiens, comme les anciens habitants de l'Égypte, rendent encore aujourd'hui un culte domestique à un serpent fort commun, et dont la morsure donne presque subitement la mort : on le nomme serpent capel . Leur conduite, que chacun peut vérifier de ses yeux, rend croyable tout ce que nous avons lu de l'antiquité païenne. Les dévots vont à la recherche des trous, où se tiennent ces sortes de serpents. Lorsqu'ils ont eu le bonheur d'en découvrir quelques-uns, ils vont religieusement déposer à l'entrée, du lait, des bananes et autres aliments, qu'ils savent être du goût de ces dieux-reptiles.

Un d'eux vient-il à s'introduire dans une maison? les habitants se gardent bien de l'en chasser; il est, au contraire, soigneusement nourri et honoré par des sacrifices. On voit des Indiens entretenir ainsi chez eux, depuis nombre d'années, de gros serpents capels; et, dût-il en coûter la vie à toute la famille, personne n'oserait porter la main sur eux (Moeurs et institutions des peuples de l'Inde, par M. Dubois. - Pour d'autres peuples modernes, voir les Annal. de phil. chrét., citées plus haut.)

Passons maintenant en Afrique. De toute antiquité, le Serpent a été le grand dieu de la terre de Cham. Au

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quatrième siècle, lorsque saint Frumence alla porter la foi aux Éthiopiens, il trouva le culte du serpent dans toute sa splendeur. Pour réussir dans sa mission, il dut, comme Daniel, commencer par détruire le serpent qui avait été jusqu'alors la divinité des Axumites (Gonzalez apud Ludolf., Étiopic., p. 479). Il l'est encore de toute l'Afrique non chrétienne. Parmi toutes les nations noires qu'il a connues, dit un voyageur allemand, il n'y en a pas une qui n'adore le serpent... Les Fidas, outre le grand serpent qui est la divinité de toute la nation, ont chacun leurs petits serpents, adorés comme des dieux pénates, mais qui ne sont pas estimés beaucoup près, aussi puissants que l'autre, dont ils ne sont que les subordonnés. Quand un homme a reconnu que son dieu lare, son serpent domestique, est sans force pour lui faire obtenir ce qu'il demande, il a recours au grand serpent.

« Les sacrifices qui, chez ces peuples, forment la partie la plus importante des cultes, consistent en boeufs, vaches, moutons, etc. Quelques nations offrent aussi des sacrifices humains. Au nombre des fêtes annuelles, A faut compter le pèlerinage de la nation des Fidas au temple du grand serpent. Le peuple réuni devant la demeure du serpent, prosterné la face contre terre, adore cette divinité, sans oser lever les yeux sur elle. A l'exception des prêtres, il n'y a que le roi qui ait droit à cette faveur et pour une fois seulement » (Otdendrop, cité par le docteur Boudin, dans le Culte du Serpent, p. 51 et suiv., in-8, 1864.)

Un autre voyageur s'exprime en ces termes : « Le culte le plus célèbre de l'Afrique, dit Bosman, est celui du serpent. Parmi le grand nombre de serpents qui y

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sont honorés par des cérémonies plus ou moins bizarres, il en est un qui est regardé comme le Père, et auquel on rend des hommages particuliers. On lui a bâti un temple, où des prêtres sont chargés de le servir. Les rois lui envoient des présents magnifiques, et entreprennent de longs pèlerinages pour venir lui présenter leurs offrandes et leurs adorations » (Voyage de Bosmnan, dans le Grand dict. de la Fable, art. Serpents et Afrique.)

Traitant le même sujet dans son histoire des Dieux Fétiches (Fetiches vient du Portugais fetisso, qui veut dire enchanté), le président de Brosses parle d'or lorsqu'il dit: « Le meilleur moyen d'éclaircir certains points obscurs de l'antiquité et de savoir ce qui se passait chez les nations païennes d'autrefois, c'est d'examiner ce qui se passe chez les nations païennes d'aujourd'hui, et de voir s'il n'arrive pas encore quelque part, sous nos yeux, quelque chose de pareil. La raison en est, comme dit un philosophe grec, que les choses se font et se feront comme elles se sont faites. L'Ecclésiastique dit de même Quid est quod fuit? ipsum quod futurum est. Or, rien ne ressemble plus au culte du serpent et des animaux sacrés de l'Égypte, que celui du fétiche ou serpent rayé de Juidah (On dit aujourd'hui Whydah), petit royaume sur la côte de Guinée, qui pourra servir d'exemple pour tout ce qui se passe de semblable dans l'intérieur de l'Afrique. On voit déjà que rien non plus ne doit plus ressembler au serpent de Babylone, que le prophète Daniel refusa d'adorer. » (Du culte des dieux-fétiches, g. 16 et 25, etc., édit. in-12, 1760.)

L'histoire nous a dit que les Épirotes croyaient que tous leurs serpents sacrés descendaient du grand serpent Python : même croyance en Afrique. « Le serpent, con

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tinue l'auteur, est un animal gros comme la cuisse d'un homme et long d'environ sept pieds, rayé de blanc, de bleu, de jaune et de brun, la tête ronde, les yeux ouverts, sans venin, d'une douceur et d'une familiarité surprenante avec les hommes. Ces reptiles entrent volontiers dans les maisons et se laissent prendre et manier » (Du culte des dieux-fétiches, pages 29 et suiv.)

« Toute l'espèce de leurs serpents sacrés, si l'on en croit les noirs de Juidah, descend d'un seul, qui habite le grand temple près la ville de Shabi, et qui, vivant depuis plusieurs siècles, est devenu d'une grandeur et d'une grosseur démesurées. Il avait été ci-devant la divinité des peuples d'Ardra; mais ceux-ci s'étant rendus indignes de sa protection, le serpent vint de son propre mouvement donner la préférence aux peuples de Juidah. Au moment même d'une bataille que les deux nations devaient se livrer, on le vit publiquement passer de l'un des deux camps dans l'autre. Voilà l'ancienne évocation. Le grand prêtre alors le prit dans ses bras et le montra à toute l'armée. A cette vue, tous les nègres tombèrent à genoux et remportèrent facilement une victoire complète sur l'ennemi » (Ibid.)

A Babylone, en Égypte, en Grèce et chez les autres peuples païens de l'antiquité, le serpent avait des temples où il était servi par des prêtres et par des prêtresses, honoré, consulté et nourri aux frais du public. Ses ministres seuls avaient le droit de pénétrer dans son sanctuaire; hors de là, il se rendait familier et daignait se laisser prendre et manier. Voilà mot pour mot ce qui se passe en Afrique. Écoutons : « On bâtit un temple au nouveau fétiche. On l'y porta sur un tapis de soie, en

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cérémonie, avec tous les témoignages possibles de joie et de respect. On lui assigna un fonds pour sa subsistance. On lui choisit des prêtres pour le servir et des jeunes filles pour lui être consacrées. Bientôt cette nouvelle divinité prit l'ascendant sur les anciennes. Elle préside au commerce, à l'agriculture, aux troupeaux, à la guerre, aux affaires publiques du gouvernement, etc. On lui fait des offrandes considérables : ce sont des pièces entières d'étoffes de coton ou de marchandises de l'Europe, des tonneaux de liqueurs, des troupeaux entiers; des prêtres se chargent de porter au serpent les adorations du peuple et de rapporter les réponses de la divinité, n'étant permis à personne autre qu'aux prêtres, pas même au roi, d'entrer dans le temple et de voir le serpent. La postérité de ce divin reptile est devenue fort nombreuse. Quoiqu'elle soit moins honorée que le chef, il n'y a pas de nègre qui ne se croie fort heureux de rencontrer des serpents de cette espèce, et qui ne les loge et les nourrisse avec joie. »

Comblé d'honneurs et desservi par des prêtres, le grand Serpent voulut, comme autrefois, avoir des prêtresses. « Voici de quelle manière on s'y prend pour les lui procurer. Pendant un certain temps de l'année, les vieilles prêtresses ou bétas, armées de massues, courent le pays depuis le coucher dit soleil jusqu'à minuit, furieuses comme des bacchantes. Toutes les jeunes filles d'environ douze ans qu'elles peuvent surprendre leur appartiennent de droit; il n'est pas permis de leur résister (Dans l'ancien Mexique, on trouve la même traite des jeunes filles au profit du Serpent.) Elles enferment ces jeunes personnes dans des cabanes, les traitent assez doucement et les instruisent

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au chant, à la danse et aux rites sacrés. Après les avoir stylées, elles leur impriment la marque de leur consécration en leur traçant sur la peau, par des piqûres d'aiguilles, des figures de serpents...

« On leur dit que le serpent les a marquées; et, en général, le secret sur tout ce qui arrive aux femmes dans l'intérieur des cloîtres est tellement recommandé, sous peine d'être emportées et brûlées vives par le serpent, qu'aucune d'elles n'est tentée de le violer. Alors les vieilles les ramènent pendant une nuit obscure, chacune à la porte de leurs parents, qui les reçoivent avec joie et payent fort cher aux prêtresses la pension du séjour, tenant à honneur la grâce que le serpent a faite à leur famille. Les jeunes filles commencent alors à être respectées et à jouir d'une quantité de privilèges.

« Enfin, lorsqu'elles sont nubiles, elles retournent au temple en cérémonie et fort parées pour épouser le serpent... Le lendemain on reconduit la mariée dans sa famille, et dès lors elle a part aux rétributions du sacerdoce. Une partie de ces filles se marie ensuite à quelques nègres, mais le mari doit les respecter autant qu'il respecte le serpent dont elles portent la marque, ne leur parler qu'à genoux et demeurer soumis en toute chose à leur autorité » (Du culte des dieux-fétiches, p. 49 et suiv.)

Voilà donc, aujourd'hui comme autrefois, en Afrique comme partout, l'innocence profanée par le serpent et consacrée à son service. « Indépendamment de cette espèce de religieuses affiliées, il y a une consécration passagère pour les jeunes filles... On s'imagine que les

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jeunes filles ont été touchées par le serpent, qui, ayant conçu de l'inclination pour elles, leur inspire une sorte de fureur. Quelques-unes se mettent tout à coup à faire des cris affreux, et assurent que le fétiche les a touchées. Elles deviennent furieuses comme des pythonisses; elles brisent tout ce qui leur tombe sous la main, et font mille choses nuisibles » (Ibid., 42.)

Au rapport de Bosman, dans d'autres contrées de cette triste partie du monde, on voit, comme dans l'antiquité, les plus belles filles du pays, consacrées au service des serpents. Il y a ceci de particulier que les nègres croient que le grand serpent et ses confrères ont coutume de guetter, au printemps, les jeunes filles sur le soir, et que l'approche ou l'attouchement de ces reptiles leur fait perdre la raison (Bosman, ubi supra.).

Des voyages plus récents confirment ces détails et en ajoutent de nouveaux. « Dans tous les villages, nous disait, il y a peu de temps, celui de nos missionnaires qui a pénétré le plus loin dans l'intérieur de l'Afrique, vous trouvez le fétiche de la localité, sans compter les fétiches de chaque case. Le fétiche du village est ordinairement un gros serpent, qui se promène en liberté dans toutes les rues. Le premier que j'aperçus m'inspira une véritable frayeur. Je saisis mon bâton pour le frapper. Mon guide me retint le bras, et bien il fit. Si j'avais eu, le malheur de toucher au dieu, j'aurais été sur-le-champ mis en pièces. »

A la date du 28 avril 1861, un autre missionnaire écrit du Dahomey : « Le peuple de ce pays semble voué au plus abominable fétichisme. Le culte des serpents vivants

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est en vogue sur beaucoup de points de la côte ; mais nulle part ils n'ont des temples et des sacrifices réguliers, comme à Whydah (Ville d'environ 20,000 âmes, sur le bord de la mer.) Dans une enceinte bien disposée, on nourrit une centaine de gros serpents, qui vont, quand bon leur semble, se promener en ville. Alors, tous ceux qui les rencontrent se prosternent le front dans la poussière, pendant que l'abominable animal avance lourdement sur le chemin, jusqu'à ce que quelque fervent adorateur le prenne avec respect et le reporte à son sanctuaire » (Annales, etc., mars 1361, p. 390. - Les Gallas qui habitent la côte opposée de l'Afrique adorent aussi le serpent. A ce Dieu-reptile ils attribuent un redoutable pouvoir sur la nature. Si on éprouve une secousse de tremblement de terre, on voit les habitants courir les mains pleines d'offrandes à la caverne, regardée comme l'habitation du Dieu qui ébranle la terre.)

Ce temple, ou plutôt cet affreux repaire, a été visité, en 1860, par un chirurgien de la marine impériale, qui en donne la description suivante : « Ma première visite fut pour le temple des serpents fétiches, situé non loin du fort, dans un lieu un peu isolé, sous un groupe d'arbres magnifiques. Ce curieux édifice consiste simplement en une sorte de rotonde, de dix à douze mètres de diamètre, et de sept à huit de hauteur. Ses murs en terre sèche sont percés de deux portes opposées, par lesquelles entrent et sortent librement les divinités du lieu. La voûte de l'édifice, formée de branches d'arbres entrelacées qui soutiennent un toit d'herbes sèches, est constamment tapissée d'une myriade de serpents, que je pus examiner à mon aise...

«Leur taille varie d'un à trois mètres. La tête est large, aplatie et triangulaire à angles arrondis, sou

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tenue par un cou un peu moins gros que le corps. Leur couleur varie du jaune clair au jaune verdâtre. Le plus grand nombre portent sur le dos deux lignes brunes. Les autres sont irrégulièrement tachetés. Lors de ma visite, ces animaux pouvaient s'élever à plus d'une centaine. Les uns descendaient ou montaient enlacés à des troncs d'arbres, disposés à cet effet le long des murailles ; les autres, suspendus par la queue, se balançaient nonchalamment au-dessus de ma tête, dardant leur triple langue et me regardant avec leurs yeux clignotants ; d'autres, enfin, roulés ou endormis dans les herbes du toit, digéraient sans doute les dernières offrandes des fidèles. Malgré l'étrangeté fascinante de ce spectacle, je me sentais mal à l'aise au milieu de ces visqueuses divinités...

« Les prêtres qui en prennent soin habitent près du temple... Ces affreuses divinités ont aussi leurs prêtresses ; ce sont les féticheuses ou épouses du serpent fétiche. A certaines époques de l'année les vieilles prêtresses parcourent les rues du village, enlèvent les jeunes filles de huit à dix ans qu'elles rencontrent, et les conduisent dans leur habitation. Ces enfants subissent là un noviciat plus ou moins long, et, dès qu'elles sont nubiles, sont fiancées au serpent fétiche. Plus tard, quelques-unes finissent par se marier à de simples mortels, mais assez difficilement, parce que,, conservant toujours quelque chose de leur caractère sacré, elles exigent de leur mari une complète soumission » (Relation de M. Repin dans le Tour du Monde, n. 161, p. 71-74. - 4e année, 1863.)

Tous ces dieux reptiles ne sont pas inoffensifs, comme ceux de Whydah. «Un autre point de notre mission,

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écrit le père Borghero, offre un sceptacle bien autrement révoltant. Au grand Popo, non loin de Whydah, les serpents n'ont pas de temple, il est vrai : mais ils reçoivent un culte qui fait horreur. Il y a là une espèce de reptiles très féroces, de la race de l'aspic, des boas, dit-on. Quand un de ces serpents rencontre sur son chemin de petits animaux, il les dévore sans pitié. Plus il est vorace, plus il excite la dévotion de ses adorateurs. Mais les plus grands honneurs, les plus grandes bénédictions lui sont prodigués, lorsque, trouvant quelque jeune enfant, il en fait sa pâture. Alors les parents de cette pauvre victime se prosternent dans la poussière, et rendent grâce à une telle divinité d'avoir choisi le fruit de leurs entrailles pour en faire son repas.

« Et nous, ministres de celui qui a vaincu l'ancien Serpent et qui l'a maudit, nous sommes obligés d'avoir tous les jours ce spectacle sous nos yeux, sans qu'il nous soit donné de venger l'honneur de notre maître, si indignement outragé » (Annales, etc., mars 1861, p. 390 et suiv. - Comme sous le soleil brûlant de l'Afrique, le culte du serpent existe encore aujourd'hui dans les neiges de la Mantchourie. Id., 1857, n. 175, p. 428.)

Le culte du serpent s'est retrouvé dans les vastes contrées du Nouveau Monde, et ce n'est pas la moindre preuve de l'unité de la race humaine. Lors de la découverte de l'Amérique, les Espagnols constatèrent sur divers points des traces incontestables du culte du serpent. On se rappelle qu'à Mexico, HUITTZILOPOCHTLI, principale divinité de l'empire, était assis sur une grande pierre cubique, de chaque angle de laquelle sortait un serpent monstrueux. La face du dieu était recouverte d'un masque, auquel était suspendu un autre serpent.

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Le temple dédié à QUETZALCOHUATL, autre divinité mexicaine, était de forme ronde, et l'entrée représentait une gueule de serpent, béante d'une manière horrible, et qui remplissait de terreur ceux qui s'en approchaient pour la première fois.

Dans les annales les plus reculées des Mexicains, la première femme, appelée par eux la mère de notre chair, est toujours représentée comme vivant en rapport avec un grand serpent. Cette femme, figurée dans leurs monuments par une sorte d'hiéroglyphes, porte le nom de CIKUACOHUATL, ce qui signifie mot à mot: femme au serpent. Entre autres présents, on lui offrait des épines teintes du sang des prêtres et des nobles, puis des victimes humaines (Hist. des nat. civil. du Mexique, par l'abbé le Brasseur de Bourgbourg, t. III, p. 504.)

C'est ici le lieu de consigner une observation qui se reproduit plusieurs fois dans notre étude. Toute croyance religieuse se traduit par des actes spéciaux qui la caractérisent. Et rien n'est plus vrai que le mot cité plus haut: Dis-moi ce que tu crois, je te dirai ce que tu fais. En ce qui concerne le culte du serpent, l'expérience montre que chez presque tous les peuples, son infaillible corollaire a été le sacrifice humain. N'est-ce pas la preuve évidente que le culte du serpent n'est autre chose que le culte du grand Homicide ? Continuons notre marche.

Pendant les premières années de la conquête, un certain nombre d'indigènes embrassèrent le christianisme, plutôt par crainte que par conviction. Les adorateurs du serpent ne négligeaient rien pour leur faire abjurer la foi et les ramener aux pratiques de l'ancien culte. Sous le titre spécieux de médecins, ils s'introduisaient dans

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les villages, et ne réussissaient que trop souvent dans leur coupable entreprise. Avant d'admettre le renégat à l'initiation, ils exigeaient la renonciation au christianisme. Ils lui lavaient les parties du corps sur lesquelles il avait reçu les onctions du baptême, pour en effacer toute trace. Ils conduisaient ensuite leur disciple dans une sombre forêt, ou au fond d'un précipice, et là ils appelaient à eux la grande couleuvre bigarrée, qui se présentait accompagnée de plusieurs petites couleuvres.

La grande couleuvre s'élançait d'un bond dans la bouche, et sortait par la partie postérieure du corps. Les autres tour à tour en faisaient autant, puis toutes rentraient dans la fourmilière : ces rites se répétaient treize jours de suite. C'est alors que les initiateurs communiquaient à leurs adeptes, en leur conférant la maîtrise, la puissance mystérieuse qu'eux-mêmes exerçaient sur les personnes, directement ou indirectement adonnées à l'idolâtrie.

D'un mot, d'un regard, ils pouvaient, en entrant dans une maison, subjuguer la volonté des habitants et surtout des femmes. Les gens ainsi fascinés se sentaient saisis d'un tremblement convulsif dans tout le corps, au point qu'ils paraissaient comme endiablés. Ils se jetaient par terre, souvent la bouche écumante, et restaient ainsi aussi longtemps qu'il plaisait au maître de les retenir en cet état. L'évêque de Chiapa déclare tenir tous ces détails et d'autres encore de plusieurs initiés, revenus de leurs erreurs (Voir Burgoa, Description geografica de la provincia de Santo Domingo de Ozaca, cap. 71, Mexico, 1674; Torquemada, Monarquia indiana, t. II, 1. 6.) Diminué, mais non aboli, le culte du serpent se pratique encore de nos jours chez les tribus sauvages de l'Amérique du Nord. Un de nos mission

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naires, le P. Bonduel qui a séjourné pendant près de vingt ans dans le Wisconsin, nous racontait en 1858 que les sorciers ne s'y livrent jamais à leurs pratiques magiques, que dans les lieux arides, sur les bords des marais fangeux, et la tête entourée de la peau du grand serpent KETCH-KÉFÉBECK. La formule de leur évocation commence par ces redoutables paroles : « 0 toi, qui es armé de dix griffes, descends dans ma cabane. » La prière continue, ajoutait le père, jusqu'à ce que la cabane se mette à se balancer au point que le sommet touche le sol.

Quittons un instant l'Amérique pour faire une excursion dans les archipels nouvellement découverts. Aux îles Viti, dans l'Océan Polynésien, les habitants adorent, dans un énorme serpent, leur principale divinité, qui porte le nom de Ndengeï (Pritchard, Researches into The physical history on Menkind. London, 1846, in-8, t. V, p. 247.)

« Chez la femme australienne, écrit un missionnaire, c'est moins le goût de la parure que l'idée d'un sacrifice religieux, qui la porte à se mutiler. Lorsqu'elle est encore en bas âge, on lui lie le bout du petit doigt de la main gauche avec des fils de toile d'araignée. Au bout de quelques jours, on arrache la première phalange, frappée de la gangrène, et on la dédie au dieu serpent » (Annal. de la prop. de la foi, n. 98, p. 275.)

En Océanie, la manducation du serpent semble marcher de front avec le culte du reptile. Ne serait-ce pas là, pour ces malheureuses victimes du démon, la parodie sacrilège de la communion eucharistique ? Voici ce que rapporte un voyageur moderne: «Les Australiens mangent toute espèce de serpents, même les plus venimeux. Ils ont soin cependant de les vider et de leur couper la

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tête. Quoique les serpents soient très nombreux dans la Nouvelle-Hollande, je n'en ai jamais rencontré qu'un seul pendant mon séjour à Sydney, et cependant je faisais dans les bois des courses longues et fréquentes.

« Lorsque ce serpent apparut, je le tuai d'un coup de fusil et je m'apprêtais à le mutiler davantage; mais le naturel qui m'accompagnait le prit, et, après lui avoir coupé la tête pour plus de sûreté, il s'en servit comme d'une cravate, en attendant qu'il le mangeât à son souper » (E. Delessert, Voyages dans les deux Océans, p. 135 et 136.)

Rentrons en Amérique et terminons notre voyage par les États du Sud et par Haïti. En transportant de la côte d'Afrique des millions de nègres en Amérique, la traite y a importé aussi le culte du serpent. La secte dont l'odieux reptile est la principale, peut-être l'unique divinité, s'appelle la secte des Vaudoux. Très répandue parmi les nègres des États-Unis, des Antilles et de Saint-Domingue, elle compte parmi ses adeptes beaucoup de créoles, de gens de couleur et même de blancs des deux sexes. Quelques-uns même occupent dans la société de très hautes positions (L'empereur Soulouque, en particulier, était un fervent adorateur de la couleuvre.)

Les Vaudoux, dont l'immoralité égale, si elle ne surpasse, celle des Mormons, inspirent une grande frayeur. On les croit possesseurs de secrets importants pour fabriquer des poisons terribles, dont les effets sont très divers. Les uns tuent comme la foudre, les autres altèrent la raison ou la détruisent complètement. Bien qu'il soit aussi difficile que dangereux de se mêler de leurs affaires, des faits récents sont venus mettre au

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jour les honteux et cruels mystères de cette secte abominable. Les Vaudoux s'assemblent, toujours pendant la nuit, dans des habitations isolées ou dans les montagnes, au milieu d'épaisses forêts. Le serpent qui reçoit leurs adorations communique ses volontés par l'organe d'un grand prêtre choisi parmi les sectateurs, et plus particulièrement encore par celui de la compagne que s'adjoint le grand prêtre, en l'élevant à la dignité de grande prêtresse.

Ces deux ministres qui se disent inspirés par le serpent, inspiration à laquelle les adeptes ont la foi la plus robuste, portent les noms pompeux de roi et de reine. Leur résister c'est résister au dieu lui-même, et partant s'exposer aux plus terribles châtiments : une fois réunis les initiés se déshabillent complètement. Le roi et la reine se placent à l'une des extrémités de l'enceinte, près de l'autel, sur lequel est une cage qui renferme le serpent. Lorsqu'on s'est assuré qu'aucun profane ne s'est introduit dans l'assemblée, la cérémonie commence par l'adoration du serpent. Elle consiste en protestations de fidélité à son culte et de soumission à ses volontés. On renouvelle entre les mains du roi et de la reine le serment du secret, accompagné de tout ce que le délire a pu imaginer de plus horrible pour le rendre plus imposant. Ensuite le roi et la reine, du ton affectueux d'un père et d'une mère, adressent à leurs bien-aimés enfants quelques touchantes observations. Puis la reine monte sur la cage qui renferme le serpent (C'est exactement ce que faisait la Pythonisse de Delphes), et ne tarde pas à se sentir pénétrée de l'esprit du dieu qu'elle a sous

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ses pieds : elle s'agite, éprouve dans tout son corps un tremblement convulsif et l'oracle parle par sa bouche. Lorsque l'oracle a répondu à toutes les questions, le serpent est adoré de nouveau; et chacun lui offre son tribut.

L'adoration achevée, le roi met le pied sur la cage du serpent, et bientôt il reçoit une impression qu'il communique à la reine et que celle-ci communique à tous les membres placés en cercle. Ceux-ci ne tardent pas à être en proie à la plus violente agitation, ils tournent rapidement sur eux-mêmes, en remuant si vivement la partie supérieure du corps, que la tête et les épaules semblent se disloquer (Ceci rappelle le Djedâb des Aïssaoua de l'Afrique que nous avons vu à Paris en 1867, et les Corybantes de l'antiquité, dont le nom grec signifie agiter violemment la tête. Satan ne vieillit pas.) Ils finissent les uns par tomber de lassitude, d'autres en pamoison; d'autres éprouvent un délire furieux. Chez presque tous il y a des tremblements nerveux, qu'ils semblent ne pouvoir maîtriser.

On ne peut décrire ce qui se passe alors. Il est aisé de comprendre qu'à la suite de l'excessive surexcitation des sens qu'ont dû produire ces bacchanales échevelées, l'assouvissement des plaisirs grossiers et des passions brutales, dans ce hideux pêle-mêle des deux sexes, ne peut manquer de présenter le plus dégoûtant spectacle. Ennemi implacable de l'âme de l'homme qu'il pousse à tous les genres de dégradation, Satan ne l'est pas moins de son corps. Chez les différents peuples anciens et modernes, le sacrifice humain est le corollaire infaillible du culte du serpent. Les Vaudoux continuent fidèlement la cruelle tradition. On ne saura jamais le nombre des victimes qu'ils ont égorgées (Entre beaucoup de faits nous en citerons un de date très récente et qui a obtenu une publicité judiciaire. Au mois de décembre 1863, à Bizoton, aux portes mêmes de la capitale d'Haïti, le nommé Congo Pellé reçut du Dieu Vaudoux l'ordre de lui faire un sacrifice humain. A ce prix, la fortune devait visiter sa pauvre demeure. De concert avec sa soeur, Jeanne Pellé, il résolut d'immoler au serpent sa propre nièce, la petite Claircine, âgée de huit ans. La jeune fille fut conduite le 27 décembre chez un nommé Julien Nicolas, qui, secondé par d'autres adeptes, Floréal, Guerrier, la femme Beyard, lui lia les bras et les jambes. Claircine fut alors transportée dans la maison de Floréal et déposée dans un lieu mystérieux appelé humfort, dans le langage des initiés. Elle y resta quatre jours, et le mercredi 30 décembre, à dix heures du soir, la victime fut de nouveau portée chez Congo Pellé. L'heure du sacrifice avait sonné. Jeanne pelle saisit sa nièce par le cou et l'étrangle, pendant que Floréal lui presse les côtes et que Guerrier lui tient les pieds. Le cadavre est étendu sur le sol, et Floréal l'écorche avec un couteau, après lui avoir coupé la tête. Cette opération à peine terminée, Jeanne Pellé, Floréal, Guerrier, Congo, Néréine, femme de Floréal, Julien Nicolas et les femmes Roséide et Beyard se précipitent sur la victime, dévorent ses chairs palpitantes et boivent son sang encore chaud. Après cet horrible festin, les cannibales se rendent chez Floréal avec la tête de la pauvre Claircine, la font bouillir avec des ignames et en mangent les parties charnues. Le crâne ainsi dépouillé est placé sur un autel; Jeanne agite une clochette, et les adeptes, exécutant une danse religieuse, tournent autour de l'autel en chantant une chanson sacrée, qui probablement n'était autre que le fameux hymne vaudoux :

Eh ! eh ! bomba ! hen! hen!

Conga bafio sé!

Conga manne de li,

Conga de ki la

Conga li!

La cérémonie terminée, la peau et les entrailles de Claircine furent enterrées près de la maison de Floréal. On avait déjà recueilli dans des vases, qui devaient être précieusement conservés, ce qui restait du sang de la victime. Quant aux os, ils furent pulvérisés, car la cendre devait en être également conservée. L'oeuvre sainte était accomplie, et les adorateurs de la couleuvre se séparèrent, en se donnant rendez-vous pour le 6 janvier, jour des Rois, où ils devaient faire un nouveau sacrifice. La victime, cachée chez Floréal, n'attendait plus que le couteau sacré. C'était une jeune fille, nommée Losama, que Néréine avait volée sur le chemin de Leogane. La justice fut heureusement avertie ; et les anthropophages, condamnés à mort par le jury, ont été exécutés le 6 février 1864. Moniteur haïtien, 12 mars 1864 ; voir aussi Culte du Serpent, par le docteur Boudin ; Journal d'un miss. au Texas, in-8, p. 356; la Tribune de Mobile, 2 octobre 1865; l'Orléanais, journal de la Nouv.- Orléans, 6 juillet 1859, etc.)

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Tous ces faits et mille autres du même genre prouvent une fois de plus à l'Europe incrédule, à l'Europe

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qui tourne le dos au Rédempteur, que le roi de la Cité du mal est toujours le même; toujours prêt à ressaisir son empire, toujours jaloux de se faire adorer sous la forme victorieuse du serpent, toujours avide du sang de l'homme devenu son esclave. Ils établissent encore que le culte du serpent, comme le sacrifice humain, a fait le tour du monde. L'un et l'autre existent encore aujourd'hui, le premier surtout, sur une large échelle, chez un grand nombre de peuples de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique. Ainsi, dans la Cité du mal deux perpétuités : perpétuité du sacrifice humain; perpétuité de l'adoration du serpent, sous sa forme naturelle. Ces deux perpétuités en impliquent une troisième : la perpétuité des oracles dans le monde païen. Sans cela, comment expliquer que, sous tous les climats, à toutes les époques, à tous les degrés de civilisation, l'homme non chrétien ait pris pour son Dieu, pour son grand Dieu, le plus abhorré de tous les êtres et lui ait sacrifié ce qu'il a de plus cher ? (Voir sur le serpent un beau passage de Chateaubriand, Génie du Christ., t. I, liv. III, c. 2.)

Pourtant il en est ainsi. Le fait est universel et permanent; il a donc une cause universelle et permanente. Cette cause n'existe ni dans les lumières de la raison, ni dans les inclinations de la nature, ni dans la volonté de Dieu. A moins de demeurer devant ce fait impitoyable, les yeux écarquillés et la bouche béante, il reste donc à l'expliquer par le rôle souverain du serpent dans

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la chute de l'humanité. Avec la raison éclairée par la foi, il faut reconnaître qu'un pareil culte ne venant ni de Dieu ni de l'homme est forcément révélé par une puissance intermédiaire. N'oublions pas qu'ici le mot révélation n'implique pas la divinité du révélant; mais l'universalité et l'identité de la révélation impliquent l'universalité et l'identité du révélant. Nous en parlerons ailleurs.

Traiter tout ceci de superstition, de figurisme et d'allégorie, c'est mentir à sa propre conscience et se moquer du sens commun. Parler de superstition, d'ignorance, de démence, dans une croyance fondamentale : c'est ne rien dire ou c'est faire le procès au genre humain. Mais si depuis six mille ans le genre humain, étranger au christianisme, a été, s'il est encore un fanatique, un aliéné, un ignorant, c'est avouer que le christianisme est la vérité, la lumière, la raison. Laissons, pour essayer de sortir de là, l'incrédule balbutier des sophismes, et continuons.

CHAPITRE XXVI (NOUVELLE SUITE DU PRÉCÉDENT.) Le Saint-Esprit, oracle et directeur de l'ordre social dans la Cité du bien. - Satan, oracle et directeur de l'ordre social dans la Cité du mal. - Existence universelle des oracles sataniques : témoignages de Plutarque et de Tertullien. - Croyance universelle aux oracles : passages de Cicéron, de Baltus. - C'étaient les démons eux-mêmes qui rendaient les oracles : paroles de Tertullien, de saint Cyprien, de Minutius Felix. - Les oracles n'étaient pas une jonglerie: preuves.

Nous avons ajouté que Jéhovah, présent dans le tabernacle et dans le temple, n'était pas seulement le Dieu de son peuple et le gardien de la religion; mais encore l'oracle et le directeur de la société civile et politique c'est-à-dire que du fond de son sanctuaire il dirigeait toutes les entreprises de sa Cité, dont les membres avaient soin de ne rien faire sans le consulter (Voir la Concordance au mot consulere.). Ses volontés se manifestaient tour à tour par des songes, par des voix et par des oracles.

Tous les traits de ce parallélisme se retrouvent dans la Cité du mal. Croire que la présence du Dieu-serpent, au milieu du monde, n'avait qu'un motif, un but purement religieux, serait une erreur. Elle avait un motif, un but social au premier chef. C'est dire en d'autres termes que, du fond de ses sanctuaires, Satan dirigeait

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non seulement la religion, mais la société païenne, par ses oracles et par ses prestiges. De ce nouveau phénomène les preuves sont presque aussi nombreuses que les pages de l'histoire.

Le monde païen était couvert d'oracles ; et le monde païen, c'était la terre entière, à l'exception de la Judée. Sur ce point, l'histoire chrétienne et l'histoire profane sont unanimes. Au nom de l'une et de l'autre écoutons Plutarque et Tertullien : le premier, prêtre des idoles; le second, prêtre du vrai Dieu. Plutarque s'exprime ainsi : « Le premier article de l'établissement des lois et de la police, c'est la créance et persuasion des dieux, par le moyen de laquelle Lycurgue sanctifia jadis les Lacédémoniens, Numa les Romains, Ion les Athéniens, et Deucalion tous les Grecs universellement, en les rendant dévots et affectionnés envers les dieux, en prières, serments, oracles et prophéties; de sorte que, allant par le monde, vous trouverez des villes sans murs, sans académies, sans rois, sans argent, sans monnaie, sans théâtres, sans gymnases ; mais vous n'en trouverez jamais qui soient sans Dieu, sans prière, sans sacrifices pour obtenir des biens et détourner des maux. Jamais homme n'en vit ni n'en verra jamais : il serait plus facile de bâtir une ville dans les airs, que d'en bâtir ou d'en conserver une sans religion. » (Contre Colotès, ch, XVIII, trad. d'Amyot.)

Formulant, d'un seul mot, la pensée de Plutarque : «  Le monde, dit Tertullien, est encombré d'oracles, oraculis stipatus est orbis. » (De Anima, ch. XLVI.)

Pour citer seulement quelques-uns des plus connus vous avez Béelzébub, chez les Philistins; Moloch, chez

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les Moabites; Bélus, à Babylone; Jupiter Ammon, en Égypte. Dans la Grèce, Délos, Claros, Paphos, Delphes, Dodone. En Italie, vous trouvez les oracles célèbres de Géryon, à Padoue; de Diane, à Préneste; d'Hercule, à Tivoli; d'Apollon, à Aquilée et à Baïa; de la sybille, à Cumes; à Rome et dans les environs, ceux de Mars, d'Esculape, du Vatican, de Clitumnus, de Janus, de Jupiter Pistor; ceux d'Antium, celui de Podalirius en Calabre, et plus de cent autres (Voir Baltus, Hist. des oracl., etc.)

La Judée elle-même en était environnée. Les consulter était une des tentations les plus fortes du peuple de Dieu. C'est au point que la peine de mort, portée dans la loi, ne l'en défendait pas toujours. Après le schisme des dix tribus, les oracles furent en permanence au milieu d'Israël (Voir, entre autres, IV, Rois. 1-2; et les endroits où il est parlé des prêtres de Baal.). Saül lui-même consulte la pythonisse d'Endor, c'est-à-dire une femme possédée par un esprit appelé Python, dont il est si souvent parlé dans l'Écriture (1 Rois., XXVIII, 7. - Remarquons avec Baltus que Python semble venir d'un mot hébreu qui signifie serpent, « nom convenable à celui qui inspirait tous ces faux prophètes. » Ibid., Suite de la réponse, Ire part., 142.)

Et puis, qu'étaient les réponses des augures et des aruspices, sinon des oracles ou l'interprétation des oracles ? Or, les augures et les aruspices se rencontraient sur tous les points du globe, dans les villes et dans les campagnes, et leur science était l'objet d'une étude universelle. « C'est un fait constant, dit Cicéron, que, chez les anciens, les chefs des peuples étaient rois et augures en même temps. Gouverner et connaître les

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secrets divins étaient à leurs yeux deux fonctions également royales. C'est de quoi Rome, dont les rois furent aussi augures, in qua et reges, augures, nous fournit de grands exemples. Après eux, les particuliers qui ont été revêtus du même sacerdoce ont gouverné la république par l'autorité de la religion (Ils savaient qu'au moyen de certaines formules magiques on pouvait appeler ou détourner la foudre. Extat annalium memoria, sacris quibusdam ac precationibus vel cogi fulmina vel impetrari. Ausaldi, Hist., lib. II, c. 54.)

« Cette sorte de divination n'a pas été négligée même chez les barbares. Il y a des druides dans les Gaules, parmi lesquels j'ai connu Dividiacus d'Autun, qui disent connaître l'avenir, partie par science augurale, partie par conjecture. Parmi les Perses, les mages sont augures et devins... et nul ne peut être roi de Perse, qu'il n'ait été instruit auparavant dans la science des mages. Il y a même des familles et des nations entières qui sont particulièrement adonnées à la divination. Toute la ville de Telmesse, dans la Carie, excelle dans la science des aruspices. Dans Élide, ville du Péloponèse, il y a deux familles; l'une des Jamides, l'autre des Clytides, qui sont célèbres dans la même science.

« L'Étrurie a surtout la réputation de posséder une grande connaissance des fulgurations, et de savoir expliquer ce que chaque prodige peut présager. C'est pourquoi nos ancêtres, lorsque l'empire florissait, ordonnèrent très sagement que six enfants des principaux sénateurs seraient envoyés chez chaque peuple d'Étrurie, pour y être instruits dans la science des Étruriens ; de peur que, par la corruption des hommes, il n'arrivât dans la suite qu'une si grande autorité dans la religion ne vînt à être

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exercée pour le gain par des âmes mercenaires. Quant aux Phrygiens, aux Pisidiens, aux Ciliciens et aux Arabes, ils se règlent ordinairement par les signes qu'ils tirent des oiseaux : ce qui se fait pareillement dans l'Ombrie » (De Divinat., lib. I, ch. XLI, édit. in-8. Paris, 1818.)

Le vrai Dieu, avons-nous dit, manifestait ses volontés par des oracles proprement dits : et on voit sans cesse les conducteurs d'Israël consulter le Seigneur dans le tabernacle ou dans le temple; par des voix mystérieuses qu'on entendait sans voir, ou en voyant l'être de qui elles sortaient : témoin Agar, Gédéon, Samuel à Silo, Saül sur le chemin de Damas; par des songes : témoin Jacob, Judas Machabée et vingt autres.

Satan a contrefait tous ces genres de révélation. Quant aux oracles proprement dits, nous venons de voir qu'ils étaient innombrables dans la Cité du mal. S'agit-il des voix mystérieuses ? Nous en citerons plus loin un des plus remarquables exemples. En attendant, voici ce que dit Cicéron : « Souvent les faunes ont fait entendre leurs voix ; souvent les dieux ont apparu sous des formes tellement sensibles, qu'ils ont forcé quiconque n'est pas stupide ou impie à reconnaître leur présence » (De Natur. Deor., lib. II, cap. III.)

Et ailleurs : « Souvent même, au rapport de la tradition, on a entendu des faunes au milieu des batailles; souvent des voix véritables se sont fait entendre dans les temps de trouble, sans qu'on pût savoir d'où elles venaient. Entre beaucoup d'exemples de ce genre, deux surtout méritent de fixer l'attention. Peu avant la prise

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de Rome, on entendit une voix qui venait du bois consacré à Testa... et cette voix avertissait qu'on eût à reconstruire les murailles, parce que, autrement, la ville serait prise dans peu... L'oracle ne fut reconnu que trop vrai » (De Divinat., lib. I, cap. XLV.)

On connaît les chênes dodoniques, dont l'espèce n'est pas éteinte. « A Joal, écrit un de nos missionnaires d'Afrique, il y a des arbres fatidiques, et des rites mystérieux pour l'évocation des génies » (Annales de la Prop. de la Foi, n. 209, p. 270, an. 1863. -On trouve encore les usages antiques transformés, il est vrai, mais reconnaissables dans les habitudes de la Grèce moderne. « La divination par l'examen des os, dit madame Dora d'Istria, et particulièrement par l'omoplate rôti, est une transformation évidente de l'inspection des entrailles des victimes dont il est si souvent question dans Homère. » A Dodone et à Delphes, le laurier vénéré révélait l'avenir par le bruissement de ses feuilles sacrées. De nos jours, les jeunes filles grecques interrogent le bruit des feuilles de rose. Les chênes fatidiques de la Dodone d'Epire, où les Pélasges avaient un oracle aussi célèbre que le mantéion de Delphes, reçoivent encore sous leur ombre des dormeurs qui demandent l'avenir à leurs songes. Voir Excursion en Roumélie et en Morée par Mme Dora d'Istria, Paris, 1863.)

Quant aux songes, Cicéron consacre neuf chapitres du premier livre de la Divination, à rapporter quelques-uns des plus célèbres parmi les Grecs et les Romains (Depuis le ch. xx jusqu'au ch. xxIx,). Les temples dans lesquels on allait en demander se trouvaient partout. « Le monde, dit Tertullien, en était couvert. Pour n'en citer que quelques-uns : qui ne connaît ceux d'Amphiaraüs, à Orope; d'Amphiloque, à Mallus; de Sarpédon, dans la Troade; de Trophonius, en Béotie; de Mopsus, en Cilicie; d'Hermione, en Macédoine; de Pasiphaé, en Laconie ? C'est une chose certaine, que très souvent les démons envoient des songes

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quelquefois vrais, gracieux et séduisants, et nous savons pourquoi; mais le plus ordinairement troublés, trompeurs, honteux, immondes » (De Anima, cap. XLVI, XLVII.) Comme Cicéron, le grand apologiste en donne une longue nomenclature.

La croyance aux oracles, c'est-à-dire aux dieux parlants, n'était pas moins universelle que l'existence même des oracles. Écoutons encore la double voix de l'antiquité. « L'Orient et l'Occident, continue Tertullien, les Romains et les Grecs, toute la littérature du monde croit aux oracles, les commente et les affirme » (Quanti autem commentatores et adfirmatores in hancrem... tota saeculi litteratura. De Anima, ibid.)

Notre république, dit Cicéron, ainsi que tous les royaumes, tous les peuples, toutes les nations, sont pleins d'exemples de la véracité incroyable des oracles. Jamais ceux de Polyides, de Mélampodis, de Mopsus, d'Amphiaraüs, de Calchas, d'Hélénus, n'auraient été si fameux; jamais tant de nations, telles que l'Arabie, la Phrygie, la Lycaonie, la Cilicie, et surtout la Pisidie, n'auraient conservé les leurs jusqu'à nos jours, si toute l'antiquité n'en avait attesté la véracité. Jamais notre Romulus n'aurait consulté les oracles pour fonder Rome; et la mémoire d'Attius Navius n'aurait pas été si longtemps florissante, si tous n'avaient pas dit des choses admirables de vérité (De Legib., lib. II, cap. XIII, édit. Paris, 1818.)

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Cette foi du genre humain, Cicéron la fait reposer sur le raisonnement suivant : « Il est certain qu'il y a des dieux; donc ils nous font connaître l'avenir. Que s'ils nous le font connaître par des signes, il faut qu'ils nous donnent en même temps le moyen d'entendre ces signes ; ce moyen ne peut être que la divination : donc il est une divination... Si donc la raison et les faits sont pour moi; si les nations, si les barbares, si nos ancêtres mêmes conviennent de tout ce que je viens d'avancer : quel sujet y a-t-il de le révoquer en doute? Que si, outre cela, c'est une chose qui ait toujours été reconnue par les plus grands philosophes, par les plus célèbres poètes et par les hommes d'une éminente sagesse qui ont fondé les républiques et bâti les villes, attendrons-nous que les bêtes parlent, et l'accord unanime du genre humain ne pourra-t-il nous suffire?... La vérité des oracles est une chose dont on n'a jamais douté dans le monde avant la philosophie, qu'on a développée depuis peu (C'était le rationalisme qui dévorait ce qui restait d'antiques traditions chez les païens) ; et même, depuis les progrès de cette philosophie, aucun philosophe n'a jamais eu d'autre sentiment. Epicure seul est d'une opinion contraire. Mais doit-on compter pour quelque chose le sentiment d'un homme, qui soutient qu'il n'y a point de vertu gratuite dans le monde ? » (De Divinat., lib. I, cap. xxxix.)

Parlant de l'oracle de Delphes en particulier : « Je soutiens, ajoute le même témoin, que jamais cet oracle n'aurait été si célèbre ni si fameux, jamais il n'aurait été

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enrichi des présents de tous les peuples et de tous les rois, si toutes les générations n'avaient reconnu la vérité de ses réponses. » (De Divinat., lib. I, cap. xxix.) Plus loin, il assure de nouveau que ce n'est pas seulement le peuple qui croit aux oracles, mais tout ce qu'il y a de plus éclairé dans le monde. « A l'exception, dit-il encore, d'Épicure, qui ne sait que balbutier en parlant de la nature des dieux, tous les philosophes ont cru aux oracles » (Ibid.)

Rien n'est plus vrai. Les écoles de philosophie les plus célèbres de l'antiquité, telles que les pythagoriciens, les platoniciens, les stoïciens défendaient les oracles de toutes leurs forces, et traitaient d'impies et d'athées le petit nombre d'épicuriens et de cyniques qui n'y ajoutaient pas foi. Cette croyance n'a pas même cessé avec le paganisme.

« Depuis la naissance du Sauveur du monde, dit Baltus, tous les philosophes en ont été plus entêtés que jamais. Ils ont soutenu les oracles avec ardeur, pour soutenir la cause de leur religion, qui tombait en décadence. Les épicuriens mêmes et les cyniques, oubliant dans cette occasion les principes et les intérêts de leur secte, les faisaient valoir autant qu'ils pouvaient ; comme on le voit par l'ouvrage de Celse, où cet épicurien oppose aux prophètes de l'Ancien Testament (Apud Origen., lib. VII) les oracles de la Grèce, qu'il exalte beaucoup au-dessus de ceux des prophètes, et dont il parle en homme persuadé de leur excellence

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et des grands avantages qu'on en avait retirés. Il en est de même de Maxime de Tyr, cynique de profession et maitre de Julien l'Apostat » (Id., Réponse, III part., p. 344 et suite, etc., p. 276.)

Avec autant de certitude qu'on croyait aux oracles, on croyait à la présence des dieux qui les rendaient (Oracula, dit Cicéron. De Divinat. lib. I, cap. xxxi.) De là, le nom d'un dieu donné à chaque oracle : Apollon à Delphes ; Esculape à Épidaure ; Jupiter au sanctuaire de Memnon; ainsi des autres. Or, ceux que les païens appelaient dieux n'étaient que démons. Cent fois les Pères de l'Église, témoins des oracles et des prestiges, l'ont prouvé et par les paroles et par les faits.

« Jusqu'ici, dit Tertullien, j'ai apporté des raisons ; mais voici des faits évidents qui prouvent que vos dieux ne sont que des démons. Que l'on amène devant vos tribunaux un vrai possédé du démon: si quelque chrétien lui commande de parler, cet esprit avouera alors aussi véritablement qu'il n'est qu'un démon, qu'il dit ailleurs faussement qu'il est Dieu. Appelez de même ceux qui sont inspirés par une de vos divinités : ou la vierge qui promet la pluie, ou Esculape qui guérit les malades. Si ces dieux, n'osant mentir au chrétien qui les interroge, n'avouent pas qu'ils sont des démons, faites mourir sur-le-champ ce chrétien téméraire. Qu'y a-t-il de plus évident que ce fait, de plus sûr que cette preuve ? » (Apol. cap. XXIII. - On la trouve sans cesse répétée dans les actes des martyrs en Orient et en Occident.)

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Saint Cyprien parle comme Tertullien. « Ce sont, dit-il, les mauvais esprits, cachés dans les statues et dans les images consacrées, qui inspirent leurs prophètes; qui remuent les fibres des entrailles des victimes ; qui gouvernent le vol des oiseaux; qui disposent des sorts et qui rendent les oracles, en y mêlant toujours le faux avec le vrai » (De idolor. vanitat.) Puis, en preuve de ce qu'il avance, l'illustre docteur ajoute : « Cependant ces esprits, conjurés au nom du vrai Dieu, nous obéissent sur-le-champ, ils se soumettent à nous, ils nous avouent tout, et sont contraints de sortir des corps qu'ils obsèdent. On voit que nos prières redoublent leurs peines, qu'elles les agitent, qu'elles les tourmentent horriblement. On les entend hurler, gémir, supplier et déclarer, en présence même de ceux qui les adorent, d'où ils viennent et quand ils se retireront » (Ibid).

Minutius Félix, Lactance, saint Athanase, tous les Pères latins et grecs affirment le même fait; ils l'affirment en face des païens eux-mêmes. Ou tous ces grands hommes étaient hallucinés, ou bien il faut reconnaître qu'ils étaient bien sûrs de ce qu'ils disaient, pour fonder sur une pareille preuve l'apologie du christianisme et la vérité de la religion qu'ils défendaient (Voir Baltus, I part., p. 90 à 109.)

Il fallait aussi qu'il fût halluciné, ou que la vérité des

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oracles lui fût bien démontrée, pour qu'un des plus grands hommes des temps modernes, le grave, l'illustre Kepler, n'ait pas craint d'écrire en face de la science et de la demi-science : « On ne peut nier qu'autrefois les démons n'aient parlé aux hommes par les idoles, par les chênes, par les bois, par les cavernes, par les animaux, par les plus muettes parties du corps, en sorte que l'art de la divination n'est nullement une jonglerie pour tromper les simples » (De Stella nova. - Cometarum physiologica, p. 107, in-4°, Pragae, 1606.)

Au reste, entre les chrétiens et les paiens le point en litige n'était pas la présence des esprits dans les oracles, mais la nature de ces esprits. Les païens soutenaient que ces esprits étaient des dieux, et ils les adoraient. Les chrétiens, au contraire, prouvaient que c'étaient des démons, et ils avaient horreur de leur culte. Mais, nous le répétons, tous étaient d'accord sur la présence d'agents surnaturels dans les oracles. Nous avons dit que les chrétiens prouvaient que tous ces dieux inspirateurs d'oracles n'étaient que des esprits malfaisants, et leurs arguments étaient sans réplique.

D'une part, ils forçaient ces prétendus dieux à confesser eux-mêmes qu'ils n'étaient que des démons.

« Vous savez bien, disait Minutius Félix à ses anciens coreligionnaires, que vos dieux, Saturne lui-même, Sérapis, Jupiter, et tous les autres que vous adorez, avouent qu'ils ne sont que des démons. Or, il n'est pas

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croyable qu'ils mentent eux-mêmes pour se déshonorer, surtout en votre présence. Croyez-les donc et reconnaissez qu'ils sont des démons, puis qu'eux-mêmes en rendent témoignage » (In Octav.)

D'autre part, résumant, d'après les auteurs païens eux-mêmes, les oracles des dieux et les actes qui en avaient été la suite, ils montraient, avec l'évidence de la lumière, qu'ils avaient constamment commandé les sacrifices humains et des impudicités qui font rougir ; enseigné la magie, provoqué des guerres et des meurtres; loué des impies et des scélérats et anéanti la liberté humaine, en soutenant partout le dogme de la fatalité ou du destin (Voir les preuves dans Baltus, Ire part., p. 118 à 130.)

« Et vous regardez comme des dieux, leur disait Lactance, ceux qui outragent de la sorte l'humanité et la vérité ! Oui, dieux, mais dieux malfaisants et pervers, c'est-à-dire esprits rebelles qui veulent usurper le nom de Dieu et le culte qui lui est dû. Non qu'ils désirent des honneurs, il n'en est point pour ceux qui sont perdus sans ressources; non qu'ils aient la prétention de nuire à Dieu, nul ne le peut: mais aux hommes. A tout prix ils veulent les détourner de la connaissance et du culte de la majesté suprême, afin de les priver de l'immortalité bienheureuse, qu'eux-mêmes ont perdue par leur malice. Ils obscurcissent la vérité par des ténèbres et des nuages, afin que le genre humain ne

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connaisse ni son créateur ni son père. Pour mieux y réussir, ils se cachent dans les temples, ils se mêlent aux sacrifices, ils font des prestiges qui étonnent et qui font rendre les honneurs divins à des simulacres de dieux » (Lact., lib. II, c. XVII.)

De ce qui précède résultent deux faits : le premier, que le monde païen était plein d'oracles: ils l'entouraient comme une ligne de circonvallation entoure une ville assiégée: oraculis stipatus. Telle est, entre mille, la déclaration de Plutarque et de Tertullien, deux témoins oculaires, placés aux antipodes l'un de l'autre, et par là étrangers à toute connivence. Le second, que ces oracles étaient rendus par des esprits. Sur ce point nouvelle unanimité de la part des témoins oculaires. L'incrédulité moderne n'ose nier le fait; mais elle se moque de l'explication. Suivant elle, les oracles étaient une pure jonglerie, bonne pour amuser la multitude ignorante, mais sans influence sur les hommes éclairés, qui n'y croyaient pas.

Une jonglerie! cela est bientôt dit: mais vos raisons ? Affirmer n'est pas prouver. Qu'est-ce qu'une jonglerie qui a régné sur toute l'étendue du globe, pendant vingt siècles, qui a constamment jeté le genre humain dans l'hallucination, au point de lui persuader qu'il voyait ce qu'il ne voyait pas, qu'il entendait ce qu'il n'entendait pas ? Une jonglerie qui règne encore dans la plus grande partie de la terre, où elle continue de produire le même renversement des sens et de la rai

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son ? Une jonglerie qui n'a cessé, chez les nations policées, qu'à l'arrivée du christianisme ; qui continue avec le même succès chez tous les peuples que le christianisme n'a pas éclairés, et qui revient où sa lumière disparaît ?

Singulière jonglerie ! dont le secret se perd quand le monde devient chrétien, et qui se retrouve quand il cesse de l'être. Dites le nom, le pays, la naissance de l'habile jongleur qui l'a inventée, et qui renonce à son métier, suivant le degré de latitude où il se trouve par rapport au christianisme? Admettre une jonglerie universelle, et universellement crue, c'est admettre la folie universelle; mais, si le genre humain est fou, prouvez que vous êtes sage.

Et puis, de quelle nature était cette jonglerie ? Elle était bonne, dites-vous, pour amuser la multitude ignorante. Singulier amusement pour la multitude, même ignorante! que le sacrifice de ce qu'elle avait de plus cher. Tous les oracles ont exigé des victimes humaines. On a vu mille fois, sur mille points du globe, des milliers de parents apporter, aux autels de divinités monstrueuses, leurs propres enfants : et vous croyez qu'ils obéissaient à une simple jonglerie !

On a vu des peuplades entières, telles que les Pélasges de la Grande-Grèce, abandonner leurs biens et leur patrie, pour se soustraire aux ordres de ces oracles sanguinaires : et jamais la pensée ne leur est venue de se défier des jongleries sacerdotales ! Vous admettez, sans froncer le sourcil, que des hommes ont pu se jouer ainsi de leurs semblables, pendant des siècles entiers, sans que jamais personne ait pu découvrir leur fourberie ! Si vous êtes incrédules en matière de religion,

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convenez que ce n'est pas la crédulité qui vous manque.

Du moins, soyez d'accord avec vous-mêmes. Pour vous l'antiquité païenne est l'époque de la vraie lumière : et vous en faites l'époque la plus facile à tromper ! Serait-il vrai que vos convictions changent avec les besoins de la polémique ?

Vous répondez : il ne s'agit que de la multitude ignorante; et on la trouve aux époques mêmes les plus civilisées. - Multitude, en effet, singulièrement ignorante, qui, suivant Tertullien, comprend tous les lettrés du monde, omnis soeculi litteratura; et qui, au témoignage de Cicéron lui-même, se compose de tout ce que les peuples païens de l'Orient et de l'Occident ont connu, pendant deux mille ans, de plus célèbre par le génie et par la science. Rois, législateurs, capitaines, orateurs, philosophes de tous les noms, pythagoriciens, platoniciens, stoïciens, tous les hommes, enfin, moins trois ou quatre brutes épicuriennes, Epicuri de grege porci : voilà de quoi se compose la multitude ignorante qui a cru aux oracles. Et vous n'y croyez pas ! Prenez garde la négation est périlleuse. Elle pourrait vous faire appliquer le proverbe : Qui se ressemble s'assemble.

Avant de poursuivre l'examen de l'objection, arrêtons-nous un instant. Pour se séparer ainsi de la foi commune, il faut plus que des prétextes : il faut des motifs. Jusqu'ici nous n'avons vu que les premiers, voyons quels peuvent être les seconds. Il y en a deux : l'ignorance et l'intérêt. Un grave philosophe va nous les expliquer.

« L'ignorance de nous-mêmes, dit-il, nous fait oublier que les hommes sont naturellement incrédules : Nous ne voyons pas aisément ce qui est au delà de ce que

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nous voyons. Tout ce qui est merveilleux et extraordinaire leur paraît suspect. Ils y soupçonnent toujours de la fraude et de l'imposture, et, pour peu qu'il y en ait, il n'est pas possible qu'elle leur échappe. Il n'arrive même que trop souvent, par cet éloignement naturel à croire tout ce qui paraît extraordinaire, qu'ils supposent de la fourberie, où ils n'ont pas la moindre raison d'en soupçonner. Que si la vérité, et souvent une vérité toute divine, a tant de peine à se faire reconnaître, comment une fourberie purement humaine pourrait-elle se soutenir longtemps ? Comment pourrait-elle subsister des siècles entiers, et tromper, non pas quelques ignorants, mais les plus savants hommes et les nations entières les plus éclairées et les plus habiles ?

« Tels ont été, à la lettre, ces fameux oracles du paganisme. Ils ont subsisté plus de deux mille ans, ils ont été, durant tout ce temps, consultés, admirés et respectés de tout le paganisme, des peuples et des nations les plus éclairés. Les Grecs et les Romains les ont considérés comme ce qu'il y avait de plus auguste et de plus divin dans leur religion. Tous les philosophes en ont été convaincus comme les autres. A peine s'en trouve-t-il un seul parmi ceux qui, semblables aux bêtes, ne reconnaissaient ni divinité, ni providence, ni immortalité de l'âme, pour oser balbutier que tous ces oracles n'ont été que des fourberies des prêtres des idoles » (Baltus, II part., 281 et suiv.)

On voit par là d'où vient l'opposition. Ce n'est ni l'autorité ni la science qui la motivent, mais l'intérêt du coeur. Le surnaturel importune l'homme animal, et il

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le nie. Mais sa négation le conduit à l'absurde. « Les épicuriens anciens et modernes, continue Baltus, sont forcés d'admettre le fait des oracles; mais à la manière dont ils l'expliquent, les oracles étaient des fourberies si grossières, qu'elles devraient être incapables de tromper, pendant six semaines, les gens de la campagne les plus stupides et les plus ignorants. Suivant eux, on parlait aux adorateurs dans des statues creuses, on leur criait aux oreilles avec des trompettes; on les endormait avec je ne sais quelles drogues ; on faisait jouer à leurs yeux des marionnettes.

« Et pendant plus de deux mille ans tous les peuples ont cru que tout cela était divin, surnaturel, miraculeux, en un mot, l'ouvrage des dieux et l'effet de leur puissance! Parmi les philosophes les plus habiles, au sein des nations les plus éclairées, il ne s'est trouvé personne pour découvrir la fraude ! Est-ce que les hommes d'alors étaient incapables de soupçonner qu'on pût ou qu'on voulût les tromper? Si les prêtres des idoles avaient intérêt à les amuser et à les séduire, eux n'en avaient-ils pas beaucoup plus à éviter de l'être ? » (ibid.)

Afin de donner à leur explication naturelle des oracles un vernis de science, d'autres épicuriens les ont attribués à des vertus cachées, à des propriétés inconnues de la nature, à des fluides, ou à certaines exhalaisons de la terre (Ainsi parle Pline l'épicurien, lib. II, Natur. hist., c. XCIII.)

Mais, si ces vertus sont cachées, ces propriétés inconnues, comment savent-ils qu'elles peuvent rendre des oracles? Quels rapports ont-ils constatés entre certaines exhalaisons de la terre, et la faculté d'annoncer l'avenir

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ou de voir à distance ? Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils se rendent ridicules aux yeux du sens commun, en met tant des mots à la place des choses ; et aux yeux de leurs confrères, en cherchant sérieusement la cause d'un effet, qui n'est qu'une chimère ou une fourberie grossière de quelques imposteurs. Et ils se disent fièrement incrédules !

« La vérité est que, pour croire que tant de grands hommes, tant de nations différentes ont été dans un aveuglement si prodigieux, durant une si longue suite de siècles, il faut avoir une foi bien robuste. Il est plus aisé de croire ce qu'il y a de plus incroyable et de plus prodigieux dans les fables. Vous croyez néanmoins ce prodige, quelque ennemis que vous soyez du merveilleux. D'où vient cela ? C'est que bien des gens n'aiment pas à entendre parler des démons, ni de tout ce qui y a quelque rapport. Cela réveille certaines idées de l'autre vie qui ne plaisent pas. Ils croient assez les vérités de la religion sur des raisonnements de spéculation; mais des preuves trop sensibles de ces mêmes vérités les incommodent » (Baltus, ubi supra.)

CHAPITRE XXVII (FIN DU PRECÉDEST.) Nouvelles preuves que les oracles n'étaient pas une jonglerie. - Exemple des Romains pendant toute la durée de leur empire. - Faits curieux contemporains de Cicéron. - Peine de mort contre les contempteurs des oracles. - Exemples des Grecs. - Processions incessantes aux temples à oracles : témoignages de Cicéron, de Strabon, de Marc-Aurèle. - Oracles par les songes : nouveau trait de parallélisme : témoignages d'Arrien, de Cicéron, et Tertullien. - Autre trait de parallélisme : le temple de Jérusalem et le temple de Delphes. - Célébrité et richesses de ce dernier. - Existence actuelle des oracles chez tous les peuples encore païens : Madagascar, Chine Cochinchine. - Résumé du parallélisme entre les deux Cités. - Belle paroles d'un Père du Concile de Trente.

L'objection épicurienne ajoute que les oracles étaient sans influence sur les hommes éclairés, qui n'y croyaient pas.

Que les hommes éclairés de l'antiquité païenne n'aient pas cru aux oracles, on vient de lire la preuve du contraire : nous ne la répéterons pas. Rappelons seulement qu'au nom de toutes les générations, omnis aetas, Cicéron a donné aux modernes païens un solennel démenti. Qu'ils s'arrangent avec le plus grand nom des lettres anciennes, comme ils l'appellent, c'est leur affaire (Comme dans Platon, il y a deux hommes dans Cicéron : l'homme de la tradition, et l'homme du rationalisme. Le premier parle dans le premier livre de la Divination et constate la foi universelle aux oracles. Dans le second livre, le rationaliste ramasse les pauvres négations, que la raison individuelle oppose aux affirmations de la raison générale. C'est le sophiste contre le philosophe, le pygmée contre le géant.) La

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nôtre est d'examiner si, conformément à l'objection, les oracles n'avaient aucune influence sur la conduite des hommes et des peuples éclairés de l'ancien monde.

Or, la vérité est que les oracles exerçaient une telle influence sur la conduite publique et privée des païens les plus éclairés, sans distinction de pays et de civilisation, qu'ils obtenaient d'eux les sacrifices les plus coûteux à la nature : l'immolation de leurs enfants et le dépouillement de leurs biens. La vérité est encore que les hommes et les peuples les plus célèbres n'entreprenaient rien d'important sans les consulter. Bornons-nous à quelques faits.

S'agit-il de l'ordre purement religieux? Infidèles à Jéhovah, combien de fois n'a-t-on pas vu les Juifs, sans distinction de position sociale, tomber dans Moloch, et sur sa demande immoler leurs fils et leurs filles à cette divinité cruelle? En Phénicie, en Syrie, en Perse, en Arabie, en Afrique, en Crète., à Carthage, les plus illustres citoyens se résignent au même sacrifice, par l'ordre des oracles. C'est sur la même injonction que, dans la Grèce, le roi Érecthée immole sa fille chérie; Agamemnon, la-sienne; Idoménée, son fils; les Athéniens, leurs fils et leurs filles choisis ; les Messéniens, une vierge pure; les Thébains, le fils de leur roi; les Achéens, la plus belle jeune fille et le plus beau jeune homme de leur capitale. Des sacrifices du même genre, c'est-à-dire solennels, et demandés par l'autorité publique, s'accomplissent chez tous les peuples célèbres de l'antiquité ! (Voir, entre autres, les Annales de phil. chrét., avril, juin, juillet, décembre 1861.)

Quant au dépouillement de leurs biens, on cornait

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les immenses richesses entassées dans les temples à oracles: nous en parlerons bientôt. S'agit-il de l'influence des oracles sur la société et sur la famille, sur les affaires publiques et privées? Elle n'était ni moins puissante ni moins universelle que dans l'ordre religieux. Ici encore nous nous bornerons à quelques exemples, pris chez les hommes et chez les peuples modèles.

Romulus veut bâtir Rome; mais, avant de mettre la main à l'œuvre, il consulte l'oracle. « C'est une tradition constante, dit Cicéron, que Romulus, le père et le fondateur de Rome, non-seulement ne jeta les fondements de cette ville qu'après avoir pris les auspices, mais qu'il était lui-même un excellent augure, optimus Augur. Les autres rois, ses successeurs, employèrent les augures, et quand les rois eurent été chassés, on ne fit rien à Rome, dans la suite, par autorité publique, ni en paix ni en guerre, sans l'intervention des auspices » (De Divinat. lib. I, ch. II.)

Et ailleurs : « L'augurat de Romulus n'était point une chose qu'il eût inventée, après la fondation de Rome, pour tromper le vulgaire ignorant; c'était au contraire une cérémonie religieuse fondée sur une science certaine, et qu'il a laissée à la postérité. Lui et son frère étaient augures avant la fondation de la ville, comme nous le voyons dans Ennius (Ibid., lib. I, ch. XLVIII.)

Numa veut donner des lois à Rome; mais il consulte l'oracle. Il est proclamé roi par le peuple; mais, avant d'accepter la royauté, il consulte l'oracle. Cette dernière

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consultation devint une loi, constamment observée par les successeurs de Numa, pendant toute la durée de l'empire (Antiquit. Rom., art. Romulus et Lituus.) Voyez-vous tous ces rois de la Cité du mal sacrés par Satan ! Quelle nouvelle parodie du vrai Dieu et de la Cité du bien!

Les premiers Romains consultèrent l'oracle de Delphes sur la royauté. Junius Brutus comprit la réponse. Il partit de là pour chasser les rois et établir la république, dont il fut le premier consul (Delphos ad maxime inclytum in terris oraculum mittere statuit, etc. Tite-Live., lib. I, decad. 1.) Plus tard, le sénat envoie des ambassadeurs consulter le même oracle, sur le succès de la guerre contre les Veïens : on fait ce qu'il ordonne, et les Romains sont vainqueurs (Id., lib. V, decad. 1.) En se civilisant, les Romains ne perdent pas l'habitude de recourir aux oracles. Leurs généraux, avant de partir pour la guerre, avant delivrer bataille; leurs magistrats, avant d'entrer en charge; leurs hommes les plus célèbres, avant d'entreprendre une affaire importante, ne manquent pas de les consulter (Omitto nostros, qui nihil in bello sine extis agunt, nihil sine auspiciis domi habent. Cicéron., De Divinat., Eh. I, ch. ILUE.)

Sans parler des autres, le grand Cicéron consulte l'oracle de Delphes sur le genre de vie qu'il devait embrasser pour devenir illustre, et la réponse du Dieu détermine sa vocation (Plutarque, in Cicer.) Octavius Rufus, père d'Auguste, consulte Bacchus de Thrace, sur les destinées de son fils, et en reçoit les plus favorables augures (Suétone, in Oct. Aug., c. XCIV.) Avant la bataille de Pharsale, Cassius consulte l'oracle de Delphes. Plus tard, Tibère consulte celui de Géryon; Néron,


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celui de Delphes; Germanicus, celui de Claros; Caligula, celui d'Antium; Vespasien, celui du Dieu Carmel; Tite, celui de Vénus, à Paphos ; Trajan, celui d'Héliopolis; Adrien, celui de Jupiter Nicéphore; Sévère, celui de Jupiter Bélus. Caracalla consulte avec une avidité incroyable tous ceux qu'il peut trouver. Ainsi de ces autres maîtres du monde, jusqu'à Julien l'Apostat inclusivement (Baltus, etc., p. 365 et suiv., et suite, p. 30, et dans Bullet, Hist. de l'établis. du christ., p. 318 et suiv., où se lisent tous les textes des auteurs païens.)

Que dire de cette longue procession de magistrats, de généraux, d'empereurs romains qui consultent le démon? Encore une fois, n est-ce pas l'éclatante parodie de ce qui se passait en Israël, et un nouveau trait de parallélisme entre la Cité du mal et la Cité du bien ?

Ce n'est pas tout; l'oracle divin dirigea constamment les chefs de la nation sainte. De même, sur les réponses qu'ils obtinrent, ces princes du paganisme, dont on admire les lumières, firent une longue suite d'actions éclatantes, quelquefois louables, le plus souvent criminelles, bâtirent des villes, donnèrent des lois, modifièrent les institutions, entreprirent des guerres, livrèrent des batailles, signèrent des traités, réglèrent les affaires de l'État et gouvernèrent l'empire romain, c'est-à-dire la plus grande partie du monde connu. Et on ose avancer que les oracles étaient sans influence sur la conduite des hommes éclairés, qui n'y croyaient pas!

Mais sur la soumission religieuse dont ils honoraient les oracles, il faut entendre Cicéron lui-même, Cicéron parlant au milieu des lumières du grand siècle d'Auguste, Cicéron, augure, ou, comme nous dirions aujourd'hui,

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medium et medium officiel. Rapportant les lois religieuses de Rome, ces lois reçues pour ainsi dire de la main même des dieux, a diis quasi traditam religionem, il cite les prescriptions suivantes : « Qu'il y ait deux classes de prêtres : les uns qui président aux cérémonies et aux sacrifices; les autres dont la fonction soit d'interpréter, sur la demande du sénat et du peuple, les paroles obscures des devins et des oracles. Que les interprètes de Jupiter très bon et très grand, augures publics, consultent, suivant les rites, les présages et les auspices. Que les prêtres prennent les augures pour veiller à la conservation des vignes, des vergers et de la santé du peuple. Que ceux qui seront chargés de la guerre et des intérêts publics prennent les auspices et se règlent sur leurs indications. Qu'ils s'assurent si les dieux ne sont pas irrités, et qu'ils indiquent soigneusement les parties du ciel d'où éclatera la foudre. » (De Legib., lib. 11, ch. VIII. Ils croyaient donc, comme l'Église elle-même, que les démons n'étaient pas étrangers aux orages. )

La légèreté moderne ne manquera pas de rire de ces fonctions augurales, de ces consultations et de ces réponses : malgré le mot du vieux Caton, la gravité romaine n'en riait pas. Continuons d'écouter Cicéron : « Tout ce que l'augure aura déclaré injuste, néfaste, vicieux, mauvais, sera réputé nul et non avenu. Quiconque refusera de se soumettre à cette déclaration

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sera puni de mort. » (Quaeque augur injusta, nefasta, vitiosa, dira defixerit, irrita infectaque sunto. Quique non paruerit, capitale esto. Ibid.) Ainsi la mort, ni plus ni moins, telle était, quel qu'il fût, la peine réservée au contempteur des oracles : et on a vu des généraux mis à mort pour avoir remporté une victoire contre la volonté des Dieux. Ici encore, signalons un nouveau trait de parallélisme. Les peines les plus sévères, et des calamités publiques, sont, dans la loi de Moïse, le châtiment de ceux qui ne consultent pas l'oracle du Seigneur, ou qui méprisent ses réponses. Dans la terrible sanction donnée par Satan à ces oracles, comment ne pas voir une nouvelle parodie ?

Mais peut-être que ce respect religieux des oracles, bon pour Romulus et ses bandits ignorants, disparut aux lumières de la civilisation romaine? Le grand siècle d'Auguste, par exemple, dut s'en moquer impunément, et rire d'un rire inextinguible de la foi simple et naïve des ancêtres ? Laissons encore la parole à Cicéron, et écoutons ce témoin irrécusable, célébrer la puissance des augures, telle qu'elle existait de son temps. « Un des plus grands et des plus importants emplois de la république, soit pour le droit, soit pour l'autorité qu'il donne, est sans contredit celui d'augure (Le collège des augures se composait de quinze membres : il se renouvelait par lui-même.) Je ne dis pas cela, parce que je suis moi-même revêtu de cette dignité; c'est qu'en effet la chose est ainsi.

« Quant au droit, quoi de plus important que le pouvoir dont il jouit, de dissoudre les comices et les assemblées, dès le commencement de leur tenue, quelque magistrat qui les ait convoqués, ou d'en annuler les actes,

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de quelque autorité qu'ils soient émanés? Quoi de plus important que de suspendre les entreprises de la dernière conséquence par ce seul mot : A un autre jour, alio die ? Quoi de plus magnifique que de pouvoir ordonner aux consuls d'abdiquer leur magistrature : Quid magnificentius, quam posse decernere, ut magistratu se abdicant consules ? Quoi de plus respectable que la faculté d'accorder ou de refuser la permission de traiter avec le peuple; que de casser les lois qui n'ont pas été juridiquement proposées ; de sorte qu'il n'y ait rien de valablement fait de la part des magistrats, au dedans ou au dehors, s'il n'est approuvé par le collège des augures : Nihil domi, nhil foris per magistratus gestum, sine eorum auctoritate posse cuiquam probari ? (De Legib., lib. II, c. XII. - Le fait est, nous apprend la Sainte Écriture elle-même, que les païens ne faisaient rien, absolument rien sans consulter l'oracle. Sap., XIII, 17-19. La preuve en est aussi dans les Annales de phil. chrét., an. 1862, et en deçà.)

Voyons maintenant cette magnifique puissance en exercice. Sous Pompée, César et leurs dignes collègues, l'anarchie la plus complète règne dans Rome. Une seule autorité est reconnue, celle des augures. Caton veut être préteur; Pompée ne le veut pas, et dissout l'assemblée par ce seul mot : Je prends les auspices, c'est-à-dire j'ai observé le ciel, et j'ai vu des présages dangereux (Plutarque, in Pomp..) A la même époque (53 av. J.-C.), Cicéron écrit à Atticus : « Le tribun Scévola a empêché les comices, pour la nomination des consuls, en annonçant tous les jours qu'il observait le ciel, jusqu'à aujourd'hui 30 septembre, où j'écris ceci. » (Ad Attic., IV, 16; t. XVII, p. 440.) Dans une autre lettre, adressée à son frère, le 21 octobre, il montre encore mieux

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la puissance redoutée des augures. « Tous les jours, dit-il, les comices sont supprimés par les énonciations des observances du ciel, à la grande satisfaction des gens de bien, tant les consuls sont détestés. » (Comitiorum quotidie singuli dies tolluntur obnuntiationibus, magna voluntate bonorum omnium : tanta invidia sunt consules. Ad Quintum, III, t. XX, p. 524.)

Ainsi, l'observance du ciel tenait tout l'empire romain en suspens. En cette année même elle empêcha la nomination des consuls, de telle sorte que l'année suivante (52 av. J.-C.) fut sans consuls, pendant huit mois. C'est ce qu'on appelle l'interrègne de Pompée. La ville tombe dans la confusion; les meurtres, les violences se succèdent. « Tout est changé, tout est ruiné et presque détruit, écrit encore Cicéron : Sunt omnia debilitate jam prope et extincta (Ad Curion. famil., lib. II, epist. v.)

Voilà cependant ce qu'étaient, en plein siècle d'Auguste, ces fiers Romains, ces matadors de la liberté : des esclaves muets et tremblants sous le joug de fer du démon. En célébrant la puissance absolue des augures, que fait Cicéron, sinon la proclamation solennelle de la servitude, la plus honteuse et la plus dure qui fut jamais, de ce peuple prétendu libre, de ce peuple souverain, comme on dit dans les collèges? N'était-ce pas la démonocratie pure, la démonocratie à sa plus haute puissance? Et, nous le répétons, on nous donne les Romains comme le peuple le plus libre qui ait jamais existé. 0 éducation menteuse !

Avaient-ils tort de trembler ainsi devant les défenses de Satan et des augures, ses interprètes ? Nullement; à la moindre résistance, des présages effrayants, des cala

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mités affreuses, annonçaient le courroux du maître. Cicéron frémit encore, lorsqu'il raconte les présages qui éclatèrent le jour où, en sa qualité de consul, il célébra les Fêtes latines sur le mont Albin. « Au moment où je faisais des libations de lait à Jupiter Latiust une comète brillante annonça un grand carnage. La lumière de la lune disparut tout à coup au milieu d'un ciel étoilé, celle du soleil s'éclipsa. Un homme fut frappé de la foudre par un temps serein ; la terre trembla ; des spectres terribles apparurent pendant la nuit. Les devins en fureur n'annoncèrent partout que des malheurs. De tous côtés, on lisait les écrits et les monuments terrifiants des Étrusques. » (Poème sur son consulat. - De divnat. lib. I, ch. XI.)

Quant aux téméraires qui osaient mépriser les présages funestes, à part deux ou trois exceptions qui confirment la loi, Satan avait coutume de les frapper avec une impitoyable rigueur. Sur la certitude même du châtiment, était fondée la crainte universelle qu'il inspirait. L'année 52 avant Jésus-Christ en offre un mémorable exemple. Malgré les dieux, Crassus s'obstine à faire la guerre aux Parthes. L'augure Atéius l'attend à la porte. de Rome. Dès que Crassus est arrivé, il met à terre un réchaud plein de feu, y verse des libations et des parfums. En même temps il prononce contre l'audacieux général des imprécations terribles, par lesquelles il le dévoue à certains dieux étranges et formidables, qu'il invoque par leurs noms. « Les Romains, dit Plutarque, assurent que ces imprécations mystérieuses, et dont l'origine se perd dans la nuit des temps, ont une telle force, que jamais aucun de ceux

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contre qui elles ont été faites n'a pu en éviter l'effet. » (In Crass., c. XVI.)

Appien ajoute : « Crassus, les ayant méprisées, périt dans la Parthie avec son fils et toute son armée, composée de onze légions. Sur cent mille soldats, à peine il en revint dix mille en Syrie » (De bell. civil., lib. II, c. XVIII.)

Sinon plus, du moins autant que les Romains, nous trouvons les Grecs, avides d'oracles, respectueux pour leurs sanctuaires et dociles à leur voix. Le sol de l'Hellenie en est littéralement couvert : la plupart jouissent d'une célébrité universelle. Thèbes, Délos, Claros, Dodone et cent autres lieux fatidiques voient arriver, non-seulement des différentes parties de la Grèce, mais de l'Orient et de l'Occident, des processions continuelles de pèlerins, de toute condition, qui viennent interroger les dieux, invoquer leurs secours, ou les remercier de leurs bienfaits. Une même foi confond tous les rangs, unit tous les coeurs, et la même prière exprime tous les besoins. Les princes et les chefs des républiques y vont pour leurs entreprises, les citoyens pour leurs affaires. Dans la collection des oracles, on en trouve un grand nombre rendus à des particuliers, sur leurs mariages, sur leurs enfants, sur leurs voyages, sur leurs maladies, sur leur négoce et sur les mille détails de la vie domestique (Euseb., Praep. evang., lib. V, c. xx-xxiii.)

« Quel peuple, s'écrie Cicéron, quelle cité qui ne se conduise, ou par l'inspection des entrailles des victimes, ou par l'interprétation des prodiges ou des foudres, par les auspices, par les sorts, par les prédictions des observateurs des astres, par les songes et par les oracles ? » (De Divinat. lib. I, ch. VI.)

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A la vue de ce concours immense, incessant; à la vue des riches offrandes apportées et des faveurs obtenues : « Voyez nos temples innombrables, s'écriait un grand païen! Ils sont plus augustes par les dieux qui les habitent, que par le culte qui s'y exerce, ou par les richesses dont ils regorgent. Là, en effet, des prêtres, pleins de Dieu, identifiés à Dieu, déroulent l'avenir; précautionnent contre les dangers; donnent aux malades le remède; aux affligés, l'espérance; aux malheureux, le secours; consolent dans les calamités; soutiennent dans le travail. Là, aussi, pendant le sommeil, nous voyons les dieux, nous les entendons, nous contemplons leurs traits » (Intende templis ac delubris deorum... Etiam per quietem deos videmus, audimus, cognoscimus. Minut. Fel., in Octav. - Voir, sur les apparitions des dieux sous des formes sensibles, les témoignages des auteurs païens dans Bullet, Hist. de l'établ. du christ., p. 311 et suiv., édit. in-8, 1825.)

C'est ainsi que Cécilius présente les oracles comme une preuve palpable de sa religion. A cette objection souvent répétée, comment répondaient les Pères de l'Église ? En niant les faits ? Jamais. Ils prouvaient, et ils le faisaient sans peine, que les choses merveilleuses, accomplies dans les temples à oracles, devaient être attribuées, non au vrai Dieu, mais aux démons (Voir Athenag., Legat.)

Si les étrangers accouraient en foule dans la terre classique des oracles, on peut juger de ce que faisaient les Grecs eux-mêmes. Consulter les dieux sur toutes leurs affaires publiques et privées, était une tradition inviolable. Le fait est si connu, que Cicéron demande « Quelle colonie la Grèce a-t-elle jamais envoyée dans l'Étolie, dans l'Ionie, dans l'Asie, dans la Sicile, dans

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l'Italie, sans avoir consulté l'oracle de Delphes, de Dodone ou d'Ammon? Quelle guerre a-t-elle jamais entreprise sans le conseil des dieux ? » (Quam veto Graecia coloniam misit in AEtoliam, Ioniam, Asiam, Siciliam, Italiam, sine pythio, aut dodonaeo, aut ammonis oraculo aut quod bellum susceptum ab ea sine consilio deorum est ? De divin. lib. 1, ch. I.) Afin d'être plus voisins de l'oracle et plus à portée de recevoir ses conseils, c'est à Delphes que les Amphyctions venaient tenir leurs séances, lorsqu'il s'agissait de délibérer sur les affaires générales de la Grèce (Hic quoque Amphyctionum constitutum erat consilium et de rebus publicis consulturum. Strabon, lib. IX.)

Or, toutes ces questions de paix et de guerre, d'entreprises importantes et d'administration publique, dont la solution était demandée aux oracles, est-ce la multitude ignorante qui les traitait ? Est-ce elle qui, sur la même autorité, envoya, pendant une longue suite de siècles, les colonies dont tant de pays, en Asie et en Europe, reçurent leurs premiers habitants ? Dans la Grèce, comme dans le reste du monde, la foi aux oracles était donc, pour les grands comme pour le peuple, le premier article de la religion.

Quant aux oracles par les songes dont parle le païen Cécilius, ils étaient très communs et fort estimés, même des personnages de première qualité. Nous avons entendu Cicéron et Tertullien en nommer un grand nombre, et ajouter qu'on les rencontrait à chaque pas. Strabon rapporte, comme un fait connu de tout le monde, qu'une foule de personnes s'en allaient dormir dans le temple de Sérapis, à Canope, pour connaître les remèdes à leurs maladies ou à celles de leurs amis (Strab., lib. XVII. - Cette divination par le sommeil ne parait-elle pas avoir quelque parenté avec les consultations par le somnambulisme ?) On

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lit dans Arrien que les principaux officiers de l'armée d'Alexandre allèrent aussi passer la nuit dans le temple du même dieu, à Alexandrie, afin de savoir s'ils devaient y transporter leur maître, pour être guéri de la maladie dont il mourut (De expedit. Alexand., lib. VII.)

Au témoignage de Cicéron, les éphores et les autres magistrats de Lacédémone avaient coutume d'aller chercher dans le temple de Pasiphaé, voisin de leur ville, des songes prophétiques, qu'ils regardaient comme certains, touchant les affaires de la république (De divinat., lib, I, ch. XLIII.) Aux mêmes fins, la mère d'Auguste venait, avec les dames romaines, dormir dans le temple d'Apollon (Suet., in Aug., ch. XCIV.). Enfin, l'empereur philosophe, Marc-Aurèle, la plus haute personnification de la sagesse, aux yeux des modernes païens, écrit lui-même : « Une autre grande marque du soin des dieux pour moi, c'est que dans mes songes ils m'ont enseigné des remèdes pour mes maladies, particulièrement pour mon crachement de sang et pour mes vertiges, comme cela m'est arrivé à Gaëte » (DIIs acceptum fero..., quod per insomnia remedia mihi fuerint indicata, cum alia, tum adversus sanguinis excreationem et capitis vertiginem, quod et Cajetae aliquando factum est. Marc. Aurel. Anton., De rebus suis, lib. I, n. 17, ad finem.)

La consultation par songes se faisait tantôt en dormant sur des lits destinés à cet usage, dans les temples à oracles nocturnes, et pendant le sommeil les démons donnaient leurs conseils ; tantôt en tenant dans la main un billet cacheté, où étaient écrites les demandes, et

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sur lequel, le matin, au moment du réveil, on lisait la réponse. D'autres fois, on envoyait à l'oracle une consultation cachetée, et il y répondait sans ouvrir la lettre. C'est ce que fit un jour l'empereur Trajan. Comme il se proposait de faire la guerre aux Parthes, ses officiers lui parlèrent avec éloge de l'oracle d'Héliopolis et le pressèrent vivement de le consulter. Trajan qui n'y avait pas beaucoup de foi, et qui craignait quelque fourberie, envoya à l'oracle une lettre cachetée, à laquelle il demandait une réponse. Or, cette lettre n'était que du papier blanc. Sans l'ouvrir, les prêtres la présentent au dieu. Celui-ci, pour rendre à Trajan la monnaie de sa pièce, ordonne de renvoyer à l'empereur un papier tout blanc, bien plié et bien cacheté. Une pareille injonction effraya les prêtres, parce qu'ils ignoraient le stratagème de Trajan. Pour lui, il en fut frappé d'admiration et donna sa confiance à l'oracle.

Il lui envoya donc, une seconde fois, un billet cacheté, par lequel il demandait au Dieu s'il retournerait à Rome, après avoir terminé la guerre qu'il entreprenait. Le Dieu ordonna qu'on prît une vigne, qui était une des offrandes de son temple, qu'on la mît en morceaux, et qu'on la portât à Trajan. L'événement, ajoute Macrobe, fut parfaitement conforme à cet oracle; car Trajan mourut à cette guerre et on rapporta à Rome ses os, qui avaient été représentés par la vigne rompue (Macrob., Saturnal., lib. I, c. XXIII. Au quatrième siècle la même pratique avait encore lieu à Abydos, dans l'extrême Thébaïde. Ammien Marcellin., lib., IX, c. XI.

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La même chose arriva au gouverneur de Cilicie dont parle Plutarque. C'était un épicurien qui, en cette qualité, faisait profession de ne pas croire aux oracles. Pour se moquer, il envoie à l'oracle de Mopsus un de ses domestiques avec une lettre cachetée, à laquelle il demande une réponse qui devait se rendre dans un songe. Le domestique part, ignorant le contenu du billet. Il dort dans le temple, et revient auprès de son maître, à qui il rapporte ce qu'il a vu en songe et ce qu'on lui a dit. Stupéfait de recevoir sa lettre cachetée, comme il l'avait envoyée, et de voir que les paroles de son domestique étaient la réponse exacte à ce qu'il avait demandé, il en parla aux épicuriens ses amis, qui ne surent que répliquer (Plutarch., De defectu oraculor. ; voir aussi Tacite, Annal., lib. II ; Strabon, lib. XVII, etc., etc.

Indépendamment des témoignages irrécusables qu'on vient de lire, deux faits suffisent pour démontrer l'existence, l'antiquité et l'universalité des oracles par les songes. Le premier, c'est la défense faite aux Juifs d'y recourir et la condamnation des téméraires qui osent se livrer à cette pratique démoniaque. « Que nul parmi vous, dit le Seigneur, n'observe les songes..... Tout le jour j'ai tendu les bras à une race incrédule et provocante, qui s'en va dormir dans les temples des idoles, pour avoir des songes » (Nec inveniatur in te... qui observet somnia. Deuter., XVIII, 10. - Qui immolant in hortis... et in delubris idolorum dormiunt. Is., LXV, 3 ; et, suivant la version des Septante : Qui... dormiunt propter soumnia.)

Expliquant ce passage, saint Jérôme ajoute : « Là, ils couchaient sur les peaux des victimes, afin d'avoir des songes révélateurs de l'avenir. Ce qui se fait encore parmi les gentils, esclaves de l'esprit d'erreur, dans le

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temple d'Esculape et dans beaucoup d'autres (Apud Corn. à Lapid., In hunc loc. ; - et Tertullien, De anima, c. LIV.) « Le second témoignage, non moins authentique, c'est l'usage où était le Seigneur lui-même d'employer les songes pour révéler ses volontés à ses serviteurs : nouveau trait de parallélisme, que le roi de la Cité du mal ne pouvait manquer d'ajouter à tant d'autres et de contrefaire à son profit.

Il en est un, non moins frappant, et pris dans le même ordre de faits. Jérusalem était le séjour de Jéhovah. C'est de Sion que partaient les voix directrices de la Cité du bien. De toutes les parties de la Judée et du monde y accouraient les serviteurs du vrai Dieu (De Sion exibit lex, et Verbum Domini de Jérusalem. Is., xi, 3.) Delphes est l'insolente parodie de Jérusalem. Son oracle est le plus célèbre de l'univers. C'est de là, de l'antre du serpent Python, que sortent les voix directrices de la Cité du mal. Pour les entendre, on voit accourir en foules innombrables, de toutes les parties de la terre, les adorateurs de Satan.

Elle serait longue la liste des législateurs, des rois, des empereurs, des magistrats, des chefs de républiques, des généraux d'armée, des philosophes, des hommes célèbres à différents titres, de l'Europe et de l'Asie, de l'Orient et de l'Occident, qui, pendant des milliers d'années, ont consulté en personne ou par leurs envoyés le dieu Python, sur leurs entreprises, ou invoqué son assistance (Voir Baltus, t. II, ch. XIV, XV, XVI.) Telle était la vénération dont il jouissait, que les villes de la Grèce et même les princes étrangers

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envoyaient à Delphes de riches présents, ou y mettaient leurs trésors en dépôt, sous la protection du dieu.

Nouvelle parodie satanique du temple de Jérusalem, dans lequel les particuliers déposaient leurs richesses, comme nous l'apprend l'histoire d'Héliodore.

« Le temple de Delphes, disent les auteurs païens, était d'une richesse infinie. On y voyait une quantité prodigieuse de vases, de trépieds, de statues d'or et d'argent, de bronze et de marbre, que les rois, les princes et les nations entières y envoyaient de toutes parts » (Pausanias, in Phocoeis, emploie une grande partie du livre x à énumérer les richesses de ce temple.)

Qu'on juge des trésors qu'il renfermait, par un fait demeuré célèbre. Les Phocéens ayant pillé ce temple, Philippe de Macédoine fit estimer par des commissaires le butin qu'ils avaient enlevé. L'affaire fut jugée par le conseil des Amphictyons, qui condamnèrent les coupables à restituer six mille talents, ou dix-huit millions de notre monnaie, représentant la valeur de ce qu'ils avaient soustrait : et ils n'avaient pas tout pris (Dict. des antiq., etc., art. Temple.)

Croire que ces témoignages éclatants de respect et de confiance ne furent que passagers, serait une erreur. La foi de l'univers au Serpent delphique se conserva vive et générale, même après la prédication de l'Évangile. « De nos jours, dit Plutarque, le temple de Delphes est plus magnifique que jamais. On y a relevé d'anciens bâtiments que le temps commençait à ruiner, et on y en a ajouté de tout modernes. La petite ville qui tire sa nourriture de l'oracle, comme un petit arbre auprès

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d'un grand, est aujourd'hui plus considérable qu'elle n'avait été depuis mille ans » (De Pythiae oracul., sub fine.)

Nous le demandons de nouveau, les immenses richesses dont était rempli le temple de Delphes, ainsi que tous les temples à oracles, ne venaient-elles que des ignorants et des pauvres, dupes faciles de la jonglerie sacerdotale ? S'il est manifeste que la plus grande partie fut l'hommage des riches, des princes, des gouvernements : à qui ferez-vous admettre une complicité universelle, ou une hallucination de vingt siècles, de la part de tout ce que vous nous donnez vous-mêmes pour la fleur de l'humanité, par le génie, l'indépendance et la vertu ? Si Pascal a dit avec raison : Je crois volontiers des témoins qui se laissent égorger; de quel droit refuserez-vous à l'histoire celui de répéter : Je crois volontiers des millions de témoins qui, pour attester la vérité des oracles, ont sacrifié pendant deux mille ans ce qu'ils ont eu de plus cher, leurs enfants et leurs richesses ?

Il faut ajouter : et qui les sacrifient encore. La croyance aux oracles sataniques n'a pas cessé. Sur toute la face de la terre, non dirigée par l'oracle divin, elle règne dans la plénitude de son ancienne force. Comme autrefois, elle commande les sacrifices humains, on d'autres actes contraires aux plus vifs sentiments de la nature; et, comme autrefois encore, elle demeure commune aux particuliers et aux rois, aux savants et aux ignorants. Le monde est couvert d'oracles, oraculis stipatus orbis. Vrai, il y a dix-huit siècles, en Égypte, en Grèce, en Italie, à Carthage, dans les Gaules et la Germanie, le mot de Tertullien continue de l'être, en Chine,

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au Thibet, aux Indes, en Afrique, en Amérique et dans l'Océanie.

Entre les milliers de témoignages consignés dans les relations des voyageurs, ou dans les lettres des missionnaires (Voir les Annales de la Prop. de la Foi, n. 55, p. 176 ; n. 95, p. 309 ; n. 197, p. 275-279, etc., etc.), et qui établissent la permanence de ce fait, que vous êtes libre d'appeler étrange, absurde, incroyable, mais qui n'est pas moins un fait, nous en citerons deux seulement, pris chez des peuples de moeurs différentes et séparés par de grandes distances.

En 1864, des voyageurs anglais écrivent de Madagascar : « Ici, et particulièrement à la cour, c'est la coutume de consulter l'oracle Sikidy en toute occasion, grande ou petite. Cela se fait de la manière suivante Un certain nombre de fèves et de petites pierres sont mêlées ensemble, et selon la figure qu'elles forment, les gens habiles dans l'art de la divination prédisent un résultat favorable ou défavorable. Il y a plus de douze oracles interprètes attachés à la cour, et, dans les plus futiles circonstances, la reine prend la peine de les consulter. Elle a une telle foi en Sikidy, que sa volonté fléchit toujours devant celle de l'oracle, et que la souveraine despotique est la première esclave de son empire. Veut-elle faire un voyage? La reine consulte Sikidy, afin de savoir quel jour et à quelle heure elle doit partir. Elle le consulte au sujet de sa toilette et de sa table, et même il décide à quelle source doit être puisée l'eau dont elle se rafraîchit.

« Il y a quelques années, c'était un usage généralement répandu de consulter Sikidy à la naissance des enfants et de savoir si l'heure à laquelle ils avaient vu le

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jour était une heure faste. Si l'heure était néfaste, le pauvre enfant était déposé sur une de ces routes par lesquelles passent de grands troupeaux de bceufs. Si les animaux passaient sur l'enfant sans lui faire de mal, le malheureux sort semblait conjuré, et l'enfant était triomphalement rapporté à la maison de son père. Très peu sortaient sains et saufs de cette périlleuse épreuve; la plupart des enfants succombaient. La reine a défendu cette manière d'interroger le sort, et c'est peut-être la seule loi d'humanité qu'elle ait promulguée pendant tout son règne » (Travels in Madagascar, 1861.)

Cette reine, la célèbre Ranavalo, possède une superbe résidence royale à quelques lieues de sa capitale; elle vient de temps en temps y passer quelques semaines, selon que les oracles veulent bien le lui permettre... Lorsque les étrangers arrivent à la capitale, il est d'usage qu'ils s'arrêtent quelques jours au bas de la ville, jusqu'à ce qu'on ait consulté les oracles et qu'on leur ait envoyé l'autorisation de monter (Annales de la Prop. de la Foi, n. 197, p. 275 et 279. - Un de nos missionnaires était aux Indes, lorsque le phénomène des tables tournantes faisait si grand bruit en Europe. De retour à Paris, il nous disait: « La nouvelle en vint aux Indes et jeta les Européens dans le plus grand étonnement. Quant aux indigènes, une seule chose les étonnait, c'est l'étonnement des Européens. »)

Comme chez tous les peuples païens d'autrefois, Babyloniens, Égyptiens, Grecs, Romains, Gaulois, Scandinaves, les actes de la vie publique et privée des nations idolâtres d'aujourd'hui sont réglés sur les oracles. A chaque page de son récent Voyage aux sources du Nil, le capitaine anglais Speake témoigne de ce fait. Dans toutes les tribus de la côte orientale d'Afrique vous

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trouvez des médiums ou devins, assidûment consultés et religieusement obéis, aussi bien par les princes que par le peuple. Même habitude dans l'intérieur de l'Afrique et partout ailleurs.

C'est dans les maladies que le recours aux oracles est le plus fréquent. Nous tenons de la bouche de deux vénérables évêques missionnaires les faits suivants qui datent d'hier. « Quand un Galla est malade, il appelle au plus tôt le sorcier ou la sorcière; cent fois,j'ai été témoin de ce que je vais dire. Arrivée près du malade la sorcière commence à s'agiter : l'agitation devient bientôt convulsive ; la convulsion, contorsions effroyables. J'ai vu une de ces femmes battre le tambour sur ses reins avec son occiput. A ce signe on reconnaît la présence de l'Esprit. C'est alors que la pythonisse décrit la maladie et indique les remèdes » (Récit de Mgr Massaïa.)

« En Cochinchine on ne se montre pas moins empressé à faire venir les interprètes de l'Esprit. Ils sont ordinairement deux. L'un est muni d'un tambourin, dont il se sert pour appeler l'Esprit. C'est le charme ou le carmen antique. L'autre écoute. Peu à peu il entre en crise. Le paroxysme ne tarde pas à se manifester par des contorsions et des mouvements désordonnés, qui transforment cet être humain en une sorte de demi-démon, tant il devient affreux à voir. Pour s'assurer qu'il est en pleine possession de l'Esprit, on lui apporte une poule. Il la saisit et la dévore tout entière avec les plumes, les pattes, la tête : il n'en reste rien. C'est après l'opération qu'il donne les réponses demandées » (Récit de Mgr Soyher.)

Ces peuples ne sont déjà pas si crédules. Pour croire

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ils veulent des signes. Ces signes sont des choses humainement impossibles. Ce n'est qu'après en avoir été témoins qu'ils croient aux oracles et font ce qu'ils prescrivent. Ajoutons qu'en 1864 tous les devins du royaume furent appelés au couronnement du roi du Cambodge, et qu'en Cochinchine, à l'heure qu'il est, jamais une barque royale ne prend la mer, avant qu'on ait consulté l'oracle.

Tandis qu'à Madagascar la reine elle-même, suivant l'exemple des empereurs romains et des grands personnages de l'antiquité, règle sa conduite sur la réponse des oracles ; dans le céleste empire, le simple Chinois les consulte sur ses affaires domestiques, comme autrefois le peuple de Rome et d'Athènes. Car le Chinois, dont la philosophie voltairienne faisait le type de la civilisation, est fervent disciple des oracles.

« Nous recrutons, écrit un missionnaire, une grande partie de nos néophytes dans une certaine classe de femmes, que Dieu semble prendre plus en pitié, parce qu'elles ont encouru l'anathème que les Chinois appellent le sort du malheur. En voici l'histoire. A l'époque des fiançailles, il est d'usage parmi les infidèles d'appeler un devin, pour tirer l'horoscope de la jeune fille et prédire ses futures destinées. Le médium se rend à l'invitation des parents. Arrivé dans la maison, il fait des évocations et accomplit les autres pratiques démoniaques. Ensuite, il présente à l'enfant une urne dans laquelle sont renfermés les sorts, partie heureux, partie funestes, avec cette différence que les bons sont incomparablement les plus nombreux.

« La pauvre fille plonge en tremblant la main dans l'urne fatale, ignorant si c'est un riant avenir ou un héritage de malheur qu'elle en va retirer. Est-elle. favorisée ? Tout

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le monde la félicite, et les fiançailles se concluent sans retard. Mais si la chance la trahit, son arrêt est prononcé, sa jeunesse flétrie, sa vie entière maudite. Elle doit courber à jamais la tête sous le poids du mépris universel. Pour elle, plus d'alliance, pas même la pitié de sa mère. Elle grandira solitaire et abhorrée, sous le toit paternel dont elle est l'opprobre ; car les païens ont tant de foi à ces augures, que le plus pauvre d'entre eux ne voudrait pas épouser la plus riche héritière qui aurait eu le mauvais sort, convaincu que cette alliance a tire d'inévitables calamités » (Annales de la Prop. de la Foi, n. 95, p. 309.)

Ce fait dont on aurait tort de se moquer, puisqu'il a des conséquences si graves, est la contrefaçon satanique de la prophétie par les sorts, que nous voyons employée dans l'Écriture (Sortes mittuntur in sinum, sed a Domino temperantur. Prov. XVI, 33.). Le roi de la Cité du mal veut montrer à ses sujets qu'il dispose, pour leur révéler l'avenir, des voix, des songes, des sorts et de tous les moyens employés par le roi de la Cité du bien. Ici, comme ailleur ses réponses sont un mélange de faux et de vrai, au moyen duquel, tout en restant le père du mensonge, il réussit à séduire les hommes.

Cette tactique est invariable. Telle nous la voyons aujourd'hui, dans le Spiritisme, telle nos pères l'ont connue. « Les démons, dit Minutius Félix, rendent des oracles mêlés de beaucoup de mensonges; car ils sont trompés et trompeurs. Ils ne connaissent pas la vérité pure, et celle qu'ils connaissent pour leur perdition, ils ne la manifestent pas dans sa pureté » (In Octav.)

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Même langage dans la bouche de saint Augustin. « Les démons sont le plus souvent trompés et trompeurs. Ils sont trompés, parce qu'au moment où ils annoncent leurs prévisions, il arrive inopinément d'en haut quelque chose qui renverse tous leurs conseils. Ils sont trompeurs, par le désir même de tromper et par le plaisir d'entraîner l'homme dans l'erreur. Cependant, afin de ne pas perdre leur crédit auprès de leurs adorateurs, ils agissent de manière que la faute soit imputée à leurs interprètes, tandis qu'eux-mêmes sont trompés ou trompeurs » (De divinat. daem., c. V.)

A moins de nier l'histoire sacrée et profane, les faits qui précèdent anéantissent l'objection des épicuriens anciens et des modernes, contre l'existence universelle des oracles, contre la foi également universelle aux oracles, et contre l'influence souveraine des oracles dans le gouvernement religieux et social du monde païen. Ainsi, est donnée la preuve péremptoire des vérités fondamentales que nous voulions établir.

  • La première, la présence permanente et perpétuellement active de Satan au milieu de sa Cité ;
  • la seconde, le parallélisme constant des deux Cités dans l'ordre religieux et dans l'ordre social.

Afin de les rendre plus saillants, résumons en quelques mots ces points essentiels (Nous disons essentiels, parce qu'ils sont la lumière de l'histoire; parce que notre époque, plus qu'aucune autre, se débat contre le surnaturel; parce que, depuis plusieurs siècles, à l'égard du démon et de son action sur le monde, l'éducation même des catholiques est voltairienne. La plupart ignorent les faits démoniaques ou les traitent de contes de bonnes femmes. Pour eux, Satan est un souverain détrôné qu'il serait puéril de craindre, et dont le mieux est de ne pas s'occuper.) dans l'histoire de l'Esprit du mal et de l'Esprit du bien.

Comme l'homme lui-même, le genre humain est un

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être enseigné. Tout ce qu'il sait lui vient du dehors. Or, il sait le bien et le mal, il le sait à partir de sa chute. Depuis six mille ans, deux voix opposées, et deux seulement, ont donc retenti à son oreille ; voix surnaturelles qu'il a toujours suivies, qu'il suit encore, qu'il suivra toujours, alors même que, dans l'orgueil de sa faiblesse, il se proclame le plus fièrement indépendant. DONC LL MONDE A TOUJOURS ÉTÉ DIRIGE PAR DES ORACLES.

Voix de la vérité et voix du mensonge, oracles divins ou oracles sataniques; qui vous nie ne se comprend pas lui-même. Sur les pages effacées de l'histoire, écrire un certificat de folie universelle, ou reconnaître qu'à toutes les heures de son existence, sous tous les climats, dans tous les états de civilisation, l'humanité a été dirigée par des oracles, et que les principes inspirateurs des oracles sont inévitablement l'Esprit du bien ou l'Esprit du mal, le Saint-Esprit ou Satan : cette alternative impitoyable est un des axiomes de la géométrie morale.

Quant au parallélisme des deux Cités, les rapprochements suivants qui en dessinent les grandes lignes sont désormais hors de contestation.

La Cité du bien a sa religion, dans laquelle rien n'est laissé à l'arbitraire de l'homme. Elle a ses lois sociales, venues du Ciel et dont Dieu lui-même, rendu sensible au milieu de son peuple, demeure l'interprète et le gardien. Tantôt il parle par ses anges, tantôt par ses prophètes ; d'autres fois par les sorts et par les songes. Toujours il autorise sa parole par des miracles, dont il frappe les contempteurs de châtiments exemplaires. Il en résulte que dans l'ordre social, non moins que dans l'ordre religieux, le Saint-Esprit est vraiment le prince et le Dieu de la Cité du bien.

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La Cité du mal a sa religion, où tout est réglé par une autorité supérieure à l'homme. Elle a ses lois sociales, dont le démon lui-même, rendu sensible sous la forme préférée du serpent, est l'inspirateur, l'interprète et le gardien. Ses anges et ses devins, les songes et les sorts sont tour à tour les organes de sa volonté. Toujours il autorise sa parole par des prestiges et la fait respecter par des punitions. Il en résulte que, dans l'ordre social, non moins que dans l'ordre religieux, Satan est vraiment, selon le mot de l'Évangile, le prince et le roi de la Cité du mal.

La Cité du bien a son grand-prêtre chargé de diriger les ministres sacrés, de régler les cérémonies du culte, de prononcer en dernier ressort sur une foule de questions religieuses et civiles. Ce grand-prêtre s'appelle tour à tour Aaron, Samuel, Osias.

La Cité du mal a aussi son grand-prêtre, investi du pouvoir d'initier les prêtres inférieurs, de présider leurs assemblées, de recevoir les vestales et de les juger, de valider les adoptions et de connaître de certaines causes relatives aux mariages. Dans Rome, capitale du vaste empire de Satan, ce souverain pontificat de la Cité du mal fut exercé tour à tour par le grand-prêtre Jules César, par le grand-prêtre Tibère, par le grand-prêtre Caligula, par le grand-prêtre Néron, par le grand-prêtre Héliogabale : cette dignité était à vie.

La Cité du bien a son incarnation divine, ses sacrifices, ses jeûnes, ses pénitents, ses prières du jour et de la nuit.

La Cité du mal a tout cela, sur tous les points du globe. On connaît en particulier les incarnations antiques et les incarnations indiennes, les austérités des bonzes et des fakirs, les prières des lamas. « A la dé

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couverte du Mexique, on fut étonné des supplices douloureux que s'infligeaient les prêtres du soleil. Quatre d'entre eux étaient désignés tous les quatre ans, pourfaire pénitence durant cette période avec des austérités dont la rigueur fait frémir. Ils s'habillaient comme les plus pauvres. Leurs aliments de chaque jour se réduisaient à une galette de maïs, pesant deux onces, et leur boisson à une petite coupe de bouillie faite du même grain. Deux d'entre eux veillaient chaque nuit, chantant les louanges des dieux, encensant les idoles quatre fois, suivant les heures des ténèbres, et arrosant de leur sang les brasiers du temple » (Acosta, Hist. nat., etc., t. II, c. xxx.) Outre cette expiation perpétuelle, il y avait une pénitence particulière appelée la grande veille, à laquelle tout le monde se soumettait elle durait un mois.

Nous sommes heureux de le dire, cette doctrine avec laquelle on rend compte de tout, et sans laquelle on ne peut rendre compte de rien, n'est pas de nous. En l'exposant, nous ne faisons que résumer l'histoire du genre humain et traduire un des plus savants Pères du Concile de Trente. Au sein de l'auguste assemblée, le révérend Père, maître Christophe Sanctotius, s'exprimait ainsi : « Satan vit que Dieu avait donné sa loi, et il donna la sienne. Il vit que Dieu voulait être apaisé par des sacrifices, et il en obtint pour lui-même, accompagnés d'affreuses cérémonies. Il vit que Dieu parlait aux hommes par ses anges et par ses prophètes, lui-même parla par la bouche des idoles. Dieu eut son temple, où accourait le peuple fidèle. Satan s'en fit ériger de magnifiques sur les différentes parties de la terre, où des

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milliers d'hommes vinrent lui rendre leurs hommages. Dieu eut ses prophètes, que le peuple environna de respect ; Satan eut ses oracles et ses devins, objets de la vénération universelle. C'est à ces médiateurs entre lui et les hommes, qu'il confia le soin de propager sa religion (Orat. R. P. M. Christople. Sanctotii. - Burg. ad Patr. Conc. Trid., apud Labbe Collect., t. XIV, 1601.)

Quand de tous ces traits épars l'esprit forme un seul tableau, on se demande ce qu'il manque d'essentiel à la parodie satanique de Jéhovah, Dieu, législateur, oracle et gardien de la religion et de la société en Israël ?

Il nous reste à montrer que la même parodie se trouve dans l'ordre politique.

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CHAPITRE XXVIII HISTOIRE POLITIQUE DES DEUX CITÉS Deux religions, deux sociétés, par conséquent deux politiques. - But de l'une et de l'autre. - Nécessité de le connaître pour comprendre l'histoire. - En vertu d'un Conseil divin, Jérusalem est la capitale de la Cité du bien. - En vertu d'un Concile satanique, Babylone et Rome sont tour à tour la capitale de la Cité du mal. - Lumineuse doctrine du célèbre cardinal Polus, au concile de Trente. - Pourquoi les royaumes du monde sont montrés à Daniel sous des figures de Bêtes. - Rome en particulier, fondée par la Bête, porte les caractères de la Bête et fait les couvres de la Bête : témoignages de l'histoire et de Minutius Félix. - Pendant toute l'antiquité Satan eut pour unique but de sa politique d'élever Rome, d'en faire sa capitale et une forteresse imprenable au christianisme. - Tableau de sa politique et de la politique divine : passage de saint Augustin. - En quel sens Satan a pu dire que tous les royaumes du monde lui appartenaient. - Doctrine de saint Augustin. - Remarques.

Le parallélisme religieux et social dont nous venons d'esquisser les principaux traits se manifeste dans l'ordre politique : il ne pouvait en être autrement. La politique est la science du gouvernement. Gouverner, c'est conduire les peuples à une fin déterminée. Cette fin ne peut être connue que par la religion, attendu que la religion seule peut dire à l'homme pourquoi il est sur la terre. Deux religions opposées se partagent le monde la religion du Verbe incarné, et la religion de Satan, son implacable ennemi. Il y a donc nécessairement deux politiques opposées dans leur point de départ et dans leur point d'arrivée : et il n'y en a que deux. Jésus

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Christ, roi; ou Satan, roi. Jésus-Christ, roi des rois et des peuples; ou Satan, roi des rois et des peuples. Jésus-Christ, roi dans l'ordre temporel, aussi bien que dans l'ordre spirituel ; ou Satan, roi dans l'ordre temporel, aussi bien que dans l'ordre spirituel. La Christocratie ou la Démonocratie : voilà le but suprême des deux politiques qui gouvernent le monde, et qui le conduisent à une double éternité (La Christocratie on la Démonocratie sont les seuls gouvernements du monde. Notre Seigneur Jésus-Christ régnant sur les empires par le Pape, son vicaire; un empereur, diacre du Pape, et les rois, sous-diacres de l'Empereur : telle est la véritable idée du pouvoir. A la fin des temps, le monde coupable de lèse-Christocratie sera soumis à la Démonocratie. Satan aura son empereur, qui sera l'Antechrist; et l'Antechrist aura ses diacres, qui seront les rois. Le mal arrivé à sa dernière formule appellera le châtiment final.)

Il en résulte que la vie du genre humain n'est qu'une oscillation perpétuelle entre ces deux pôles opposés. Ce fait ne domine pas seulement l'histoire, il est l'histoire même, toute l'histoire; dans le passé, dans le présent et dans l'avenir. Tel est le point de vue auquel il faut se placer, pour juger les événements accomplis ou préparés, balancer les craintes et les espérances, caractériser les révolutions et se rendre compte de la chute ou de l'élévation des empires. Sans cela, nul ne peut, moins aujourd'hui que jamais, au milieu du choc des idées et du pêle-mêle des événements, orienter sa pensée et éviter l'écueil du scepticisme ou l'abîme du désespoir. Si on veut que le grand fait dont nous parlons devienne un phare assez lumineux pour nous éclairer au milieu des ténèbres de plus en plus épaisses, où s'enfonce l'Europe actuelle, il est nécessaire de le montrer dans son ensemble : nous allons l'entreprendre.

Avant l'homme et avant le temps, un Conseil divin

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décrète la fondation de la Cité du bien. L'esprit d'amour en sera le roi, l'âme et la vie. Famille d'abord, longtemps elle vivra de la vie restreinte des Patriarches, sous la tente mobile du désert. Par le ministère des anges et de Moïse, le Saint-Esprit la constitue à l'état de nation. A tout empire il faut une capitale, celle de la Cité du bien s'appellera Jérusalem ou Vision de paix. Là, en effet, et là seulement régnera la paix, parce que là, et là seulement, sera le temple du vrai Dieu.

Mais Jérusalem appartient à la Cité du mal : il faut la conquérir. Sion, sa citadelle, tombe enfin au pouvoir de David ; l'empire est fondé. Dès ce moment, Jérusalem devient la ville sainte, objet des prédilections du Saint-Esprit. C'est d'elle que part la vie, que rayonne la lumière (De Sion exibit lex, et Verbum Domini de Jerusalem. Is., XI, 3.). C'est vers elle que tous les enfants de Dieu, répandus aux quatre coins du monde, élèvent leurs mains et leurs coeurs. Jérusalem est à la Cité du bien ce que le coeur est au corps, le foyer aux rayons, la source au fleuve.

Satan regarde ce que fait Dieu et tient conseil. Réunissant tous ses sujets en Concile oecuménique, il décrète la fondation matérielle de son empire et de sa capitale. Voici dans quel magnifique langage un Père d'un autre concile oecuménique décrit celui de Satan : « Une parole est entendue dans les plaines de Sennaar ; elle convoque tous les enfants des hommes en assemblée générale. Le frère la répète à son frère, le voisin à son voisin. Cette parole disait : Venez, faisons-nous une Cité et une tour dont le sommet touche au ciel, avant de nous disperser sur la terre.

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« Tel fut le décret du grand Concile satanique. Dieu, il est vrai, en arrêta l'exécution, en confondant le langage et en poussant les enfants des hommes aux quatre vents : mais l'ouvrage fut plutôt arrêté, que le concile ne fut dissous (Dieu lui-même savait que son intervention n'empêcherait ni Satan ni ses sujets de bâtir la Cité du mal. En venant confondre le langage des hommes, il prononce cette profonde parole : Cœperuntque hoc facere, nec desistent a cogitationibus suis, donec eas opere compleant. Gen. XI, 6.) En effet, jusqu'à l'effusion du Saint-Esprit, le décret de ce concile ne fut jamais abrogé dans la pensée des hommes. Ce que, le jour de la convocation, chacun disait à son prochain : Venez, bâtissons-nous une ville et rendons-nous illustres, quiconque n'est pas devenu fils du Saint-Esprit continue de se le dire à lui-même et aux autres. Voilà le sujet de toutes leurs assemblées publiques ou occultes; et, si l'occasion se présente d'exécuter le grand décret, jamais ils ne la manquent.

« C'est en vertu de ce décret du concile oecuménique de Satan, que tous les royaumes du monde ont été formés : ex quo nata sunt omnia mundi regna. C'est pour combattre victorieusement cette immense Cité du mal, qu'a été fondée, par le Verbe éternel, la Cité du bien. C'est en opposition au concile général de Satan, qu'ont été établis les conciles généraux de l'Église. Et de même que l'Esprit du mal inspirait le premier, les seconds tirent toute leur force de la convocation, de la présidence, de l'inspiration et des lumières de l'Esprit du bien. De même encore que le premier eut pour but d'organiser la haine, le but des seconds est d'organiser l'amour (Card. Poli, de Concilio, quaest. x ; Orat. ad Patres Trid., opud Labbe, t. XIV, p. 1676.)

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Tous les royaumes de la gentilité sont nés du concile satanique, tenu au pied de la tour de Babel, ex quo nata sunt omnia mundi regna. Tous sont fondés en opposition au royaume du Christ, quitus regnum Christi se opposit eaque delevit. Cette parole illumine toute l'histoire. Écho fidèle d'une révélation prophétique, elle est indiscutable.

Le convocateur et le président du concile de Babel fut celui que l'Écriture appelle la Bête, la bête par excellence. Mille ans plus tard, Daniel est ravi en esprit. Dans les quatre grandes monarchies des Assyriens, des Perses, des Grecs et des Romains, Dieu lui montre tous les royaumes du monde. Sous quelles figures ? D'hommes ? Non. D'anges ? Non. Sous des figures de bêtes. Et quelles bêtes ? De bêtes immondes et malfaisantes. Pourquoi ces figures et non pas d'autres ? Parce que tous ces empires sont l'ouvrage de la Bête; ils en ont les caractères, ils en font les oeuvres. Voyez le dernier en qui se personnifient tous les autres : « La quatrième bête, dit le Prophète, est le quatrième royaume qui sera sur la terre ; il sera plus grand que tous les royaumes ;

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il dévorera toute la terre, il la broiera, il la réduira en poussière. » (Quarta bestia quartum regnum erit in terra, quod majus erit omnibus regnis, et devorabit universam terram, et conculcabit et comminuet eam. Dan., VII, 23.)

Nous l'avons vu, Rome fut fondée par Satan luimême, Rome païenne n'a cessé de faire l'oeuvre de Satan. C'est à la lettre qu'elle a dévoré, foulé, brisé toute la terre; elle a ravi aux hommes tous les biens de cité, de famille, de propriété, de religion ; non, comme tant de conquérants, par hasard et dans un moment de fureur, mais de dessein prémédité, par une suite ininterrompue de pillages et de conquêtes, pendant douze cents ans. Ses institutions portaient la marque de son origine, et son droit n'était que la législation de ses crimes. Depuis la renaissance, Rome païenne n'a été aperçue qu'à travers les fictions des poètes, des historiens et des légistes du paganisme. Quand la grande bête était encore vivante et que la civilisation dont elle fut l'âme était en acte et non en souvenir, l'une et l'autre ont été jugées par des juges, témoins incorruptibles de la vérité.

Écoutons ce jugement, qui date du troisième siècle : « Les Romains, dites-vous, se sont acquis moins de gloire encore par leur valeur, que par leur religion et leur piété. Ah ! certes, ils nous ont laissé de grandes marques de leur religion et de leur piété, depuis le commencement de leur empire. N'est-ce pas le crime qui les a assemblés, qui les a rendus terribles aux peuples circonvoisins, qui leur a servi de rempart pour établir leur domination ! Car c'était d'abord un asile de voleurs, de traîtres, d'assassins et de sacrilèges, et afin que celui qui était le plus grand fût aussi le plus cri

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minel, il tua son frère : voilà les premiers auspices de cette ville sainte.

« Aussitôt, contre le droit des gens, ils ravissent des filles déjà promises, des fiancées, quelques-unes même déjà mariées; ils les déshonorent; ensuite ils font la guerre à leurs pères, à ceux dont ils avaient épousé les filles, et répandent le sang de leurs alliés. Quelle impiété ! quelle audace ! Enfin, chasser ses voisins, piller leurs temples et leurs autels, détruire leurs villes, les emmener captifs, s'agrandir par les rapines et par la ruine des hommes, c'est la doctrine de Romulus et de ses successeurs ; si bien que tout ce qu'ils tiennent, tout ce qu'ils possèdent n'est que brigandage.

« Leurs temples ne sont bâtis que des dépouilles des peuples, du sac des villes, des débris des autels, du pillage des dieux, du meurtre des prêtres. Quelle impiété et quelle profanation, de s'agenouiller devant des dieux qu'ils traînent captifs en triomphe ! Adorer ce qu'on a pris, n'est-ce pas consacrer son larcin ? Autant de victoires, autant de crimes; autant de trophées, autant de sacrilèges ! Et ce n'est pas par leur religion, mais par leur impiété qu'ils sont montés à ce haut faîte de grandeur ; ce n'est pas pour avoir été pieux, mais pour avoir été méchants impunément. » (Minut. Felix, Octav., c. xxiv.)

Voici donc le dernier mot de l'histoire politique du monde, et la révélation éclatante de l'antagonisme redoutable, que Bossuet n'a pas suffisamment entrevu. Les hommes, miraculeusement sauvés des eaux du déluge, reviennent à leurs penchants déréglés. Dieu se choisit un peuple pour garder sa vérité, et laisse le

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démon se choisir un autre peuple, qui sera l'ennemi de la vérité, l'exterminateur des saints, le propagateur du panthéisme et de l'idolâtrie. C'est le peuple romain, rassemblé dans l'asile de Romulus, et qui fut, pour le moins, aussi fidèle à sa mission que le peuple juif à la sienne.

Élever Rome fut, pendant toute l'antiquité, la pensée de Satan et le but invariable de sa politique. Toutefois. Rome et Jérusalem ne devinrent que lentement, et après bien des combats, les capitales des deux cités opposées. Ces combats résument l'histoire. Elle nous montre les royaumes de l'Orient tombant les uns après les autres sous l'empire du démon. Pour les réunir en un seul corps, est fondée la grande, la voluptueuse, la terrible Babylone. Par ses lois, par son luxe, par ses richesses, par sa cruauté, par sa monstrueuse idolâtrie, la Jérusalem de, Satan devient la rivale implacable et la sanglante parodie de la Jérusalem du vrai Dieu. Le monde marche sur deux lignes parallèles.

« Aux fondateurs de la Cité de Dieu, dit saint Augustin, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Samson, David, Salomon, correspondent Nions, Sémiramis, Pharaon, Cécrops, Romulus, Nabuchodonosor et les autres princes des Assyriens, des Perses, des Grecs et des Romains. Les fondateurs de la Cité du bien notifient les lois de Jéhovah, les cérémonies qu'il prescrit, les sacrifices qu'il exige, la défense de l'idolâtrie. Conserver et étendre la Cité du bien, tel est l'usage qu'ils font de leur puissance. Parallèlement, les fondateurs de la Cité du mal publient les oracles de Satan, ordonnent ses sacrifices, popularisent ses fables, parodient les vérités divines, et font ainsi servir leur

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puissance au développement de la Cité du mal. » (De civ. Dei, lib. XVIII, c. n et seq., quoad sensum.)

Avec les siècles, elle étend ses limites jusqu'aux confins les plus reculés de l'Occident. Cet immense empire demande une nouvelle capitale ; Rome succède à Babylone. Rome, maîtresse du monde, devient la métropole de l'idolâtrie et la citadelle de Satan. « Ainsi, continue saint Augustin, deux royaumes ont absorbé tous les royaumes, celui des Assyriens et celui des Romains. Tous les autres n'ont été que des provinces ou des annexes de ces gigantesques empires. Quand l'un finit, l'autre commence. Babylone fut la Rome de l'Orient, et Rome devint la Babylone de l'Occident et du monde (Ibid., n. 1 et 2.)

Jérusalem, Babylone et Rome, ces trois noms résument toute l'histoire des deux Cités dans le monde ancien : préambule obligé de leur histoire dans le monde moderne. Victorieuse de toutes les nations, Rome arrive à l'apogée de la puissance. Satan élève son orgueil jusqu'aux nues. C'est alors qu'il rencontre, sans le connaître, le Verbe incarné, descendu du ciel pour renverser son empire. Par un de ces prestiges dont le secret lui est familier, il le transporte an sommet d'une montagne. De là, il lui montre tous les royaumes de la terre, et lui fait l'étrange proposition rapportée dans l'Évangile: « Je vous donne, lui dit-il, cette souveraineté universelle et la gloire de tous ces empires ; car tout cela m'a été li

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vré, et je le donne à qui je veux. Si donc vous vous prosternez devant moi, tout cela est à vous. » (Lue., IV, 5, 6, 7.)

Pour croire à une pareille puissance, si nous n'avions que l'affirmation du Prince du mensonge, le doute à coup sûr serait permis et plus que permis. Il cesse de l'être, du moins complètement, quand on voit l'Évangile même appeler Satan le Dieu et le Prince de ce mondes. De son côté, l'histoire, étudiée autrement qu'à la surface, nous a montré, dans l'orgueilleuse parole du tentateur, un fond de vérité bien autrement considérable qu'on ne pense. Sous ses deux grands aspects, l'aspect religieux et l'aspect social, l'humanité s'est présentée à notre étude.

Nous avons vu que, dans l'antiquité païenne, Satan était vraiment le Dieu du monde : Omnes Dii gentium daemonia. Tous les cultes, un seul excepté, venaient de lui et retournaient à lui. Sa royauté n'était pas moins réelle que sa divinité. Inspirateur permanent des oracles, par eux il dominait les actes de la vie sociale. Tous les royaumes de l'ancien monde avec leur puissance colossale et leurs richesses fabuleuses, ces républiques de la Grèce et de l'Italie, qu'une éducation menteuse fait admirer aux jeunes chrétiens, un Père du concile de Trente vient de nous le dire, c'est Satan lui-même qui en avait décrété la fondation : Decretum ex quo nata sunt omnia mundi regna ; et leur existence fut une opposition armée contre la Cité du bien, quibus regnum Christi se opposuit eaque delevit.

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Mais quoi! Dieu avait-il donc abdiqué? N'est-ce pas lui, et lui seul, qui est le fondateur des empires comme il est le créateur de l'homme et du monde ? Saint Augustin répond : « Assurément, c'est au vrai Dieu, et à lui seul, qu'appartient le pouvoir de donner les royaumes et les empires. C'est donc le seul vrai Dieu qui a donné quand il a voulu, et autant qu'il a voulu, l'empire aux Romains, comme il l'avait donné aux Assyriens et aux Perses » (De civ. Dei, lib. V, c. xxi.)

Pour le prouver, il ajoute : « Afin qu'on sache que tous les biens temporels, dont les hommes se montrent si avides, sont un bienfait du vrai Dieu, et non l'ouvrage des démons, il suffit de considérer le peuple hébreu. Sans invoquer la déesse Lucina, les femmes juives mettaient heureusement au monde de nombreux enfants. Ceux-ci prenaient le sein, sans la déesse Rumina ; ils dormaient dans leur berceau, sans la déesse Cunina ; ils buvaient et mangeaient, sans les déesses Éduca et Patina ; ils croissaient, sans adorer aucun des dieux des enfants. Les ménages étaient féconds sans le culte de Priape. Sans invoquer Neptune, la mer s'ouvrit devant eux et engloutit leurs ennemis. Quand la manne leur tomba du ciel, ils ne consacrèrent point de statue à la déesse Mannia ; et, quand le rocher les désaltéra, ils n'adorèrent ni les nymphes ni les lymphes.

« Sans les cruels sacrifices de Mars et de Bellone, ils firent la guerre. A coup sûr, ils ne vainquirent pas sans la victoire; mais ils ne regardèrent pas la victoire comme une déesse, mais comme un bienfait de Dieu.

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Sans Ségéta, ils eurent des moissons; sans Bubona, des bceufs; sans Mellona, du miel; sans Pomona, des fruits. Ainsi de toutes les choses que les païens attribuaient à leurs divinités, les Juifs les reçurent plus heureusement du vrai Dieu. Si, entraînés par une curiosité coupable, ils ne l'avaient pas offensé en se livrant au culte des idoles et en faisant mourir le Christ, ils seraient demeurés dans le royaume de leurs pères, moins étendu sans doute, mais plus heureux que les autres » (De civ. Dei, lib. IV, c. xxxiv.)

Toutefois l'illustre Docteur appelle Caïn, le premier fondateur de la Cité du mal ; et Romulus, le premier fondateur de Rome sa future capitale (id'., lib. XV, c. V.) Quel est ce mystère? Et comment concilier, avec les faits de l'histoire, les paroles, opposées en apparence, des docteurs de l'Église, du démon et de l'Évangile ? Le voici. Dieu a créé tous les fondateurs de la Cité satanique : mais il ne les a pas créés pour cette fin ; il a donné à Nabuchodonosor l'Assyrie ; à Romulus, l'empire romain ; et à l'empire romain, la domination de la terre ; mais il ne leur a pas donné de rendre ces empires mauvais.

Qu'est-il donc arrivé ? Comme le père du genre humain, ces hommes se sont laissé dominer par Satan, qui en a fait les fondateurs de son empire et de ses capitales. Le sachant ou sans le savoir, tous ont travaillé pour lui. C'est en ce sens que le tentateur a pu dire : Tous les royaumes de la terre m'ont été livrés, et j'ai le droit d'en disposer, comme l'ouvrier de son ouvrage, le maître de ses esclaves. Voilà ce qu'il y a de vrai dans les pa

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roles de Satan et dans le nom de Dieu et de Prince de ce monde, que l'Évangile n'hésite pas à lui donner.

Pour autant, Dieu n'avait pas abdiqué. Malgré elle, la Cité du mal avec ses grandes monarchies des Assyriens, des Perses, des Grecs et des Romains, devint l'instrument de la Providence, pour l'accomplissement de ses salutaires desseins. C'est ainsi que le Roi de la Cité du bien se servit des Assyriens, pour maintenir son peuple dans le devoir ; des Perses, pour le ramener en Judée et conserver la nécessaire distinction des tribus; des Grecs, pour préparer les voies à l'Évangile ; des Romains, pour accomplir avec éclat les prophéties relatives à la naissance du Rédempteur. Mais tout cela se faisait contre l'intention du fondateur, praeter intentionem fundatoris, et par l'effet de la sagesse toute-puissante qui change l'obstacle en moyen, sans changer la nature des choses.

Il n'en reste pas moins que Satan, grâce à la complicité de l'homme, sa dupe et son esclave, avait atteint le but de sa politique. Depuis le concile où sa fondation fut décrétée, nous voyons la Cité du mal aller en se développant. A la venue du Messie elle est à son apogée tous les empires sont ses tributaires. Nous voyons encore que le dernier mot de Satan était de faire de Rome sa capitale. L'absorption successive des royaumes de l'Orient et de l'Occident les uns par les autres, et l'absorption finale de tous ces royaumes par Rome elle-même, témoignent de ce dessein et constatent ce suprême triomphe.

Ce n'est donc pas, comme on l'a dit, pour mêler les peuples et les préparer à la diffusion de l'Évangile, que Satan les agglomère sous la main de Rome. En formant son gigantesque empire, il voulait dominer seul sur le

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monde, anéantir la Cité du bien, ou du moins opposer à son développement un obstacle invincible. Dieu lui a laissé faire l'empire romain, pour rendre humainement impossible l'établissement de l'Église. Afin de conquérir la foi du genre humain, il fallait que la jeune Cité, aux prises, dès son berceau, avec toutes les forces de l'enfer, élevées à leur plus haute puissance, grandît contre toute vraisemblance et devînt, aux yeux de l'univers entier, le miracle vivant d'une sagesse, qui se jouait du Fort armé et qui triomphait par ce qui devait amener sa ruine, la mort et les supplices (Un instant de réflexion suffit pour comprendre cette vérité. Si, à l'époque de la prédication de l'Évangile, le monde avait été divisé en plusieurs royaumes indépendants, les persécutions générales, c'est-à-dire ces massacres en masse qui étaient de nature à tuer l'Église dans son berceau, eussent été impossibles. Poursuivis dans un lieu, les apôtres auraient pu, suivant le conseil du divin Maître, passer dans un autre, et avec eux sauver une partie du troupeau. Au contraire, réunissez le monde sous un seul chef et il suffit du mauvais vouloir d'un Néron ou d'unDioclétien, pour organiser le carnage sur toute la face de la terre, et mettre l'Église dans l'impossibilité de s'y soustraire.)

CHAPITRE XXIX SUITE DU PRECEDENT. Satan s'incarne dans sa politique. - Il est l'Esprit de ténèbres, d'impureté, d'orgueil, de mensonge, le grand Homicide. - Le triomphe de sa politique fut tout gela. - Lutte du Saint-Esprit contre le règne de Satan. - Saint Pierre assiège Rome. -II la prend. - Rome devient la capitale de la Cité du bien. - Reconnaissance universelle pour le Saint-Esprit. - Bienfaits de sa politique. - Quatre grands faits : constitution de la vraie religion. - Constitution de l'Église. - Constitution de la société. - Constitution de la famille. - Tableau.

Cependant, du haut du Capitole, où il avait son temple privilégié, Satan, sous le nom redouté de Jupiter capitolin, régnait sur le monde et comme Dieu et comme Roi. En témoignage de cette puissance souveraine, c'est à lui que les maîtres de la terre, les commandants des armées romaines, venaient demander le succès de leurs armes, rendre grâces de la victoire, immoler les rois vaincus et consacrer les dépouilles des ennemis. Or, le règne de Satan était son incarnation vivante. Toutes les qualités qui le caractérisent se reproduisaient dans les lois de sa vaste Cité, dans la vie publique et privée de ses innombrables sujets.

Il est l'esprit de ténèbres, 44potestas tenebrarum44, et son règne fut celui des ténèbres les plus épaisses, qui aient obscurci l'intelligence de l'humanité. Se figure-t-on ces millions d'hommes, immenses troupeaux d'aveugles,

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marchant à tâtons, ne sachant ni d'où ils viennent, ni ce qu'ils sont, ni où ils vont ? Sous le nom de Rationalisme, ou d'émancipation de la raison, toutes les vérités étaient combattues, ébranlées, niées, jetées au vent de la dérision. Pour les sages, toute la philosophie consistait en tâtonnements éternels, en contradictions sans fin ; pour le vulgaire, dans une indifférence stupide.

Il est l'Esprit immonde, spiritus immundus, et son règne fut celui de toutes les infamies. Sous le nom de Sensualisme, ou d'émancipation de la chair, toutes les convoitises dévorent l'humanité. Les richesses, les esclaves, la puissance, le luxe sous tous les noms et sous toutes les formes, les repas, les thermes, les théâtres, les temples eux-mêmes servent aux débauches du jour, aux orgies de la nuit et font de fa vie une luxure éternelle.

Il est l'Esprit d'orgueil, spiritus superbiae, et son règne fut celui du despotisme le plus monstrueux, que le monde ait jamais subi. Sous le nom de Césarisme, tous les pouvoirs sont concentrés dans la main d'un monstre à face humaine, appelé tour à tour Néron, Caligula, Tibère, Héliogabale, empereur et pontife. César est Dieu, sa volonté est la règle du juste : Quidquid placuit regi, vim habet legis. Maître absolu des corps et des âmes, tout lui appartient, tout vit par lui et pour lui. Son règne est la négation de la conscience et de la liberté humaine. Il demande à l'homme sa fortune, et il la donne; sa femme, et il la donne ; sa tête, et il la donne. Il lui dit d'adorer une pierre, un chien, un bouc, un taureau, un crocodile, un serpent, et il les adore. Les peuples même les plus éloignés sentent le poids de sa puissance. Pas de résistance possible : une gigantesque

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capitale, des armées permanentes, la rapidité des communications, une centralisation universelle, ont organisé le monde pour le despotisme.

Il est l'Esprit de mensonge, spiritus mendacii, et son règne fut une longue tromperie. La littérature, la poésie, les arts, la civilisation de cette époque, civilisation vide de vérités et de vertus, ne sont qu'un linceul de pourpre jeté sur un cadavre. La politique est l'hypocrisie au profit de l'égoïsme. Le bien-être prétendu, un odieux mensonge qui cache l'exploitation barbare des trois quarts du genre humain, au profit de quelques sybarites. Le bruit incessant des batailles, les chants de victoire, les pompes triomphales, les jeux du cirque, les combats de l'amphithéâtre; le tourment perpétuel de l'or, de l'argent, du bronze, du marbre, de tous les métaux et de toutes les productions de la terre, qu'on asservit à tous les caprices du luxe et des passions ; cette agitation fiévreuse, cette vie factice n'est qu'un leurre pour tromper l'homme, le corrompre, le détourner de sa fin et l'entraîner aux abîmes.

Il est Homicide, homicida, et son règne fut le meurtre organisé. Meurtre de l'enfant, tué légalement avant de naître et après sa naissance ; immolé aux dieux ou élevé pour l'amphithéâtre ; meurtre de l'esclave, qu'on tue impunément par ennui, par caprice, par plaisir ; meurtre des prisonniers de guerre, qu'on égorge, ou qu'on force à s'égorger sur la tombe des vainqueurs ; meurtre des pauvres, des jeunes gens et des jeunes filles, qu'on offre en hécatombes à des divinités sanguinaires ; meurtre de l'homme par le suicide qui, pour la première fois, apparaît sur une large échelle dans les annales de la triste humanité ; meurtre,ou plutôt boucheries éternelles

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de millions d'hommes, de femmes et d'enfants par des guerres d'extermination, par des combats de gladiateurs, par les luttes de bestiaires. Et, comme si tant de fleuves de sang n'avaient pas suffi pour étancher la soif du grand Homicide, on l'entendit un jour s'écrier par la bouche de son lieutenant : Je voudrais que le genre humain n'eût qu'une tête, afin de l'abattre d'un seul coup !

Tel fut, et plus horrible encore, le règne de Satan aux jours de sa puissance.

Désormais le genre humain savait ce qu'il en coûte de déserter la Cité du bien, pour vivre dans la Cité du mal Dieu le prit en pitié. Le jour éternellement mémorable de la Pentecôte brilla sur le monde. Comme un monarque puissant qui entre en campagne, le Saint-Esprit, personnifié dans les apôtres, sort du Cénacle et marche à l'expulsion de l'usurpateur. Rome devient l'enjeu du combat : la prendre ou la garder est le dernier mot de la lutte. Il faut que Rome devienne la capitale de la Cité du bien. Il le faut, parce que, infidèle à sa mission, Jérusalem a cessé de l'être. Il le faut, parce qu'une cité universelle ne peut avoir pour capitale que la Reine du monde. Il le faut, parce que Rome, longtemps Babylone, doit expier ses monstrueuses prostitutions en devenant la ville sainte. Il le faut, parce que le Verbe incarné doit manifester sa toute-puissance, en chassant le tyran de son imprenable forteresse, et, de la capitale de la Cité du mal, faisant la capitale de la Cité du bien.

Conduit par le Saint-Esprit lui-même, Pierre arrive aux portes de Rome, pour en faire le siège. Satan l'a compris. C'est alors qu'il déploie, dans tout son luxe, la haine implacable qui le dévore contre le Verbe incarné. Après trois cents ans d'une lutte sans exemple

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dans l'histoire, soit pour l'acharnement et l'étendue de la mêlée, soit pour la nature des armes, soit pour le caractère et le nombre des combattants, l'Esprit du mal est vaincu, vaincu chez lui, vaincu au coeur même de sa citadelle. Ses oracles se taisent, ses temples s'écroulent, ses adorateurs l'abandonnent, sa civilisation corrompue et corruptrice disparaît sous les ruines de son empire.

Rome a changé de maître. Devenue la capitale de la Cité du bien, elle fait sentir au monde entier sa puissante et salutaire influence. Le règne du Saint-Esprit commence dans l'ordre religieux et dans l'ordre social. De l'Orient à l'Occident, son nom béni devient populaire. Dans l'antiquité païenne tout parlait de l'Esprit des ténèbres, tout parle maintenant de l'Esprit de lumière. Depuis saint Paul jusqu'à saint Antonin, les Pères de l'Église grecque et de l'Église latine, les grands théologiens du moyen âge, les ascétiques, les prédicateurs n'ont qu'une voix, pour le faire connaître en lui-même et dans ses oeuvres. A l'ardent amour des particuliers pour l'Esprit régénérateur se joint, pendant de longs siècles, la docilité filiale des nations à ses inspirations salutaires. Quoi qu'en puisse dire une haine aveugle, ces siècles furent l'époque du vrai progrès, de la vraie liberté. Entre mille, le fait suivant, pris dans les annales de l'Europe, sera un cadenas éternel aux lèvres des contradicteurs.

De ces blocs de granit qu'on appelle les Barbares, et qui furent nos aïeux, le monde a vu sortir des enfants d'Abraham. Le nom de l'époque, témoin d'un pareil miracle, est aujourd'hui une injure : nous ne l'ignorons pas. Aussi bien que personne, nous savons ce qu'on est en droit de reprocher au moyen âge. Il n'en demeure pas moins que l'esprit dont il fut animé réalisa les

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quatre progrès, seuls dignes de ce nom, que l'humanité ait jamais accomplis.

Il constitua la religion. Il fut un jour où l'Europe,

jadis prosternée aux pieds de mille idoles monstrueuses et divisée en mille croyances contradictoires, adora le même Dieu, chanta le même symbole. De l'orient au couchant, du sud au septentrion, pas une voix discordante ne troublait ce vaste concert. Unité de foi : magnifique triomphe de la vérité sur l'erreur.

Il constitua l'Église. Il fut un jour où, sur les ruines du despotisme intellectuel de l'ancien monde, s'éleva la société gardienne infaillible de la foi. Devenue la puissance la plus aimée, cette société enfonça profondément ses racines dans le sol de l'Europe : le clergé devint le premier corps de l'État. Autorité de l'Église : magnifique triomphe de l'intelligence sur la force.

Il constitua la société. Il fut un jour où les codes de l'Europe, si longtemps souillés d'iniquités légales, ne continrent plus une seule loi antichrétienne, par conséquent antisociale. Pour assurer les droits de tous et de chacun, en maintenant l'harmonie sur la terre, comme le soleil la maintient dans le firmament, le Roi des rois, représenté par son Vicaire, planait au-dessus de tous les rois. La décision d'un père, oracle incorruptible de la loi éternelle de justice, était la dernière raison du droit et le terme des conflits. La parole à la place du sabre ; les canons du Vatican à la place du canon des barricades ou du poignard des assassins : magnifique triomphe de la liberté sur le despotisme et l'anarchie.

Il constitua la famille. Il fut un jour où, dans l'Europe régénérée, la famille reposa sur les quatre bases qui font sa force, son bonheur et sa gloire : l'unité, l'indissolubilité,

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la sainteté, la perpétuité par le respect de l'autorité paternelle, pendant la vie et après la mort. L'esprit à la place de la chair : magnifique triomphe de l'homme nouveau sur le vieil homme; guérison radicale de la polygamie, du divorce et de l'égoïsme, plaies invétérées de la famille païenne.

Assise sur ces larges bases, la Cité du bien développait tranquillement ses majestueuses proportions, et, de jour en jour, s'élevait, resplendissante de beautés nouvelles, à la perfection qu'il lui est donné d'atteindre ici-bas. La grande politique chrétienne, inaugurée par Charlemagne, contituait la puissante unité contre laquelle vint échouer la barbarie musulmane. Tandis que au dehors les ordres militaires veillaient sur le bercail, quels nobles travaux s'accomplissaient au dedans ! La reine des sciences, la théologie révélait avec une incomparable lucidité les magnifiques réalités du monde surnaturel. Élevé à ces hautes spéculations, l'esprit général dédaignait la matière et ses grossières jouissances. La société s'acheminait sûrement vers le terme suprême de la vie de l'homme et des peuples.

Humble servante de la théologie, la philosophie travaillait pour le compte de sa mère. Des vérités qu'elle avait reçues, elle montrait l'enchaînement, la raison, l'universelle harmonie, et illuminait d'une douce et vive lumière tout le système de la création. Sérieuse comme la vérité, chaste comme la vertu, la littérature creusait les Écritures. Au lieu de se nourrir de fables ou de puérilités, elle cherchait, dans le Livre des livres, les règles de la pensée, le type du beau et la forme du langage. Avec une splendeur de forme et une hardiesse de conception qu'il n'avait jamais atteintes, l'art réalisait

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aux yeux les inspirations de la foi. Comme d'un manteau de gloire il couvrait l'Europe de monuments inimitables, moins encore par l'immensité des proportions et le fini des détails, que par le symbolisme éloquent, qui faisait prier la pierre, le bois, les métaux et toutes les créatures inanimées.

Sous les voûtes étoilées de ces temples splendides, une poésie, seule digne de ce nom, chantait, par la voix des multitudes, les croyances, les espérances, les amours, les joies, les douleurs, les combats, les victoires de la Cité du bien. Grâce à l'esprit de charité qui animait tout le corps, les oeuvres de dévouement égalaient les misères humaines. Depuis le berceau jusqu'à la tombe et au de-là, pas un besoin intellectuel, moral ou physique, sur lequel on ne trouve veillant, comme une sentinelle à son poste, un ordre religieux ou une confrérie.

Tandis que dans l'antiquité les pauvres et les petits, isolés les uns des autres, ne formaient qu'une multitude d'atomes, sans force de résistance contre un pouvoir brutal, dans la Cité du bien la liberté, fille de la charité, s'épanouissait sous toutes les formes. Chartes, associations, privilèges de tous les états, même les plus humbles, mille fraternités, formaient autant de corps respectés, dont l'oppression constituait un crime condamné par l'opinion, avant d'être frappé par la double puissance de l'Église et de l'État. Les libertés publiques n'étaient pas moins assurées. En supprimant les grandes capitales, les armées permanentes, la centralisation, le christianisme avait brisé les trois instruments nécessaires du despotisme.

Ainsi avait cessé le long divorce de l'homme et de Dieu, de la terre et du ciel. Rétablie par le Saint-Esprit,

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la primitive alliance devenait de jour en jour plus féconde. A la grande unité matérielle de la Cité du mal se substituait, dans le monde régénéré, une grande unité morale, source de gloire et de bonheur. Tous ces éléments bénis, germes puissants d'une civilisation qui devait faire de la terre le vestibule du ciel, et du genre humain le vrai frère du Verbe incarné, l'Europe en était redevable à la grande victoire de l'Esprit du bien sur l'Esprit du mal. Plût à Dieu qu'elle ne l'eût jamais oublié !

CHAPITRE XXX HISTOIRE CONTEMPORAINE DES DEUX CITÉS. Satan chassé de Rome a toujours voulu y rentrer. - Ses efforts incessants pour se reformer une Cité. - Il débauche les citoyens de la Cité du bien : hérésies, scandales, attaques de la barbarie musulmane. - L'Europe demeure inébranlable. - Satan la séduit comme il séduisit la première femme : il se transforme en dieu du beau. - La Renaissance. - Cinq phénomènes qui l'ont suivie : réprobation du moyen âge. - Acclamation de l'antiquité païenne. - Changement radical dans la vie de l'Europe. - L'oubli du Saint-Esprit. - Changement des quatre bases de la Cité du bien. - Rétablissement du règne de Satan. - Ses grands caractères anciens et nouveaux : le Rationalisme, le Sensualisme, le Césarisme, la Haine du christianisme. - Mouvement actuel d'unification et de dissolution.

Chassé de Rome, le Roi de la Cité du mal ne perdit jamais l'espoir d'y rentrer. Aussi on le voit depuis sa défaite rôder nuit et jour autour des remparts de la Ville éternelle, afin de la surprendre et d'en refaire sa capitale. Il sait que là est son ennemi : le Verbe-Dieu, le Verbe-Roi, le Verbe incarné dans la personne de son Vicaire. Tant qu'il ne l'aura pas évincé, son triomphe est incomplet. Mais comment y parvenir ? Rome est au loin entourée de l'amour, de la vénération, de la puissance de la grande Cité du bien, triple rempart qui en rend l'approche même impossible. Ne pouvant travailler au centre, Satan travaille aux frontières. Ce n'est qu'après de longs siècles de combats lointains, qu'il était parvenu

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une première fois à faire de Rome la capitale de son immense Cité. Il s'en souvient; et, dans sa haine infatigable, il recommence les luttes qui lui avaient trop bien réussi.

Par les hérésies, par les schismes, par les scandales, par les attaques formidables de la barbarie musulmane, il s'efforce d'entamer la Cité du bien, de débaucher une partie de ses habitants et de les enrôler sous sa bannière. Ses manœuvres sans cesse renouvelées n'étaient pas demeurées sans résultat, et les succès partiels préparaient un succès plus général. Toutefois, la Cité du bien, fidèle à ses glorieuses traditions, demeurait debout sur ses fondements.

Comme Adam et Ève, aux jours de leur bonheur, avaient vécu dans l'ignorance du mal, l'Europe, contente de la science du bien qu'elle devait au Saint-Esprit, vivait étrangère à la science du paganisme, c'est-à-dire à la science du mal organisé. Si elle prenait quelque connaissance de l'antiquité, ce n'était ni pour l'admirer ni pour la louer, moins encore pour l'imiter et la faire revivre. La preuve en est qu'entre le jour et la nuit la différence est moins grande, qu'entre la langue, les arts et les institutions du moyen âge, et la langue, les arts et les institutions du paganisme. Devant ce fait péremptoire viennent échouer tous les efforts de ceux qui prétendent que la Renaissance n'a rien ou presque rien changé au système d'enseignement de la vieille Europe.

Cependant le Serpent séducteur n'oublie pas qu'Ève fut séduite par la perfide beauté du fruit défendu, et aspectu delectabile. Tout à coup il se transforme en ange de lumière et se donne pour le Dieu du beau. Aux yeux de l'Europe, il fait miroiter les trompeuses beautés

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de son règne. Il se dit calomnié des rois et des prêtres, et invite l'Europe à l'écouter, si elle veut sortir de l'esclavage et de la barbarie. A ces mots, le virus originel, qui ne fut jamais éteint, fermente avec une activité inconnue dans les veines de l'imprudente Europe. A la même heure, des Grecs, chassés de l'Orient, en punition de leur révolte obstinée contre l'Église, débarquent en Italie. Ces fugitifs se donnent pour mission de ressusciter les prétendues gloires de l'antiquité païenne. A leur école se presse la jeunesse de l'Europe. Pour insulter au christianisme, le jour de la grande séduction est marqué dans l'histoire par le nom de Renaissance (Voir l'histoire détaillée de la Renaissance dans notre ouvrage La Révolution, t. IX.) Ce jour, en effet, divise l'existence de l'Europe en deux : les siècles qui le précèdent s'appellent le moyen âge ; ceux qui le suivent, les temps modernes. A partir de là, se manifestent des phénomènes jusqu'alors inconnus.

Premier phénomène. Un cri général de réprobation contre le moyen âge part de l'Italie et retentit dans toute l'Europe. L'injure, le sarcasme, la calomnie, tout ce que la haine et le mépris peuvent inventer de plus outrageant, tombe à flots sur l'époque où, comme nous l'avons vu, le Saint-Esprit régna avec le plus d'empire. Théologie, philosophie, arts, poésie, littérature, institutions sociales, langage même, sont grossièreté, ignorance, superstition, esclavage, barbarie. Les fils ont rougi de leurs pères et répudié leur héritage. « Et pourtant les croyances anciennes, les créations anciennes, les aristocraties anciennes, les institutions anciennes, malgré ce qui a pu leur manquer, comme à tout ce qui est humain, qu'était-ce donc après tout ? C'était le travail de

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nos ancêtres ; c'était l'intelligence, c'était le génie, c'était la gloire, c'était l'âme, c'était la vie, c'était le coeur de nos pères » (Le P. Félix, XIe conf. à Notre-Dame de Paris, 1860.) Il faut ajouter : c'était le christianisme dans la vie de nos pères, et le règne du Saint-Esprit sur le monde.

Second phénomène. Au cri frénétique de réprobation contre le moyen âge, succède l'acclamation non moins frénétique et non moins générale de l'antiquité païenne. L'époque où Satan fut tout à la fois Dieu et Roi du monde devient l'âge le plus brillant de l'humanité. Dans les seules républiques de la Grèce et de l'Italie, honteusement prosternées aux pieds de Jupiter et de César, a brillé de tout son éclat le soleil de la civilisation. Philosophie, arts, poésie, éloquence, vertus publiques et privées, caractères, institutions sociales, lumières, libertés : chez elles, tout est grand, héroïque, inimitable. Retourner à leur école et recevoir leurs leçons comme des oracles, est pour les nations baptisées le seul moyen de sortir de la barbarie et d'entrer dans la voie du progrès.

Troisième phénomène. Un changement radical ne tarde pas à se manifester dans la vie de l'Europe. Remis en honneur, l'esprit de l'antiquité redevient l'âme du monde qu'il fait à son image. Alors commence un impur déluge de philosophies païennes, de peintures et de sculptures païennes, de livres païens, de théâtres païens, de théories politiques païennes, de dénominations païennes, de panégyriques sans cesse renouvelés du paganisme, de ses hommes et de ses oeuvres. Ce vaste enseignement s'incarne dans les faits. On voit les nations chrétiennes briser tout à coup les grandes lignes de leur

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civilisation indigène, pour organiser leur vie sur un plan nouveau ; et, jetant, comme un haillon d'ignominie, le manteau royal dont l'Église leur mère les avait revêtues, s'affubler des oripeaux souillés du paganisme gréco-romain.

De là est sortie ce qu'on appelle la civilisation moderne  : civilisation factice, qui n'est le produit spontané ni de notre religion, ni de notre histoire, ni de notre caractère national ; civilisation à rebrousse-poil, qui, au lieu d'appliquer de plus en plus le christianisme aux arts, à la littérature, aux sciences, aux lois, aux institutions, à la société, les informe de l'esprit païen et nous fait rétrograder de vingt siècles ; civilisation corrompue et corruptrice, qui, se faisant tout au profit du bien-être matériel, c'est-à-dire de la chair et de toutes ses convoitises, ramène l'Europe, à travers les ruines de l'ordre moral, au culte de l'or et aux habitudes indescriptibles de ces jours néfastes, où la vie du monde, esclave de l'Esprit infernal, se résumait en deux mots manger et jouir, panem et circenses .

Quatrième phénomène. La première conséquence des faits que nous venons de rappeler devait être l'oubli de plus en plus profond du Saint-Esprit : il en fut ainsi. La nuit et le jour sont incompatibles dans le même lieu : quand l'une entre, l'autre sort. Plus Satan avance, plus le Saint-Esprit recule. Du cénacle au concile de Florence, l'enseignement du Saint-Esprit coule à pleins bords sur l'Europe qu'il vivifie. Avec la Renaissance, on voit les eaux du fleuve se retirer, et le grand enseignement du Saint-Esprit rentrer dans des limites de plus en plus étroites. Interrogeons l'histoire; interrogeons nos yeux.

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La Renaissance arrive ; et la guerre contre le christianisme, qui, depuis plusieurs siècles, se réduisait à des combats partiels, recommence, avec vigueur, sur toute la ligne. Vingt ans avant Luther, les bases mêmes de la religion sont battues en brèche par les béliers gréco-romains. Mille fois la lutte donne lieu à des traités spéciaux, destinés à défendre, les uns après les autres, tous les dogmes chrétiens : démonstrations, conférences, sermons, dissertations, apologies sous toutes les formes, se succèdent d'années en années, presque de mois en mois. L'existence de Dieu; la divinité de Notre-Seigneur ; l'authenticité, l'intégrité, l'inspiration, la vérité historique des Écritures ; l'infaillibilité de l'Église ; l'immortalité, la liberté, la spiritualité de l'âme ; chaque sacrement, chaque institution, chaque pratique religieuse : en un mot, chaque vérité chrétienne a été montrée vingt fois dans l'éclat de ses preuves, et dans la magnificence de ses rapports avec la nature de l'homme et les besoins de la société.

Rien de semblable pour le Saint-Esprit. Et pourtant, c'est lui qu'on niait, en niant les différentes manifestations du grand mystère de la grâce dont il est le principe; lui qu'on attaquait, en attaquant chaque partie de la Cité du bien, dont il est le fondateur et le Roi. Qui pourrait nommer un grand ouvrage, composé depuis la Renaissance, par un grand auteur, dans le but de faire connaître et de rappeler aux adorations du monde la troisième personne de la sainte Trinité ? Pour nous, il nous a été impossible d'en découvrir un seul en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en France. Il faut le reconnaître et en gémir : à l'égard du Saint-Esprit, l'enseignement public s'est visiblement appauvri.

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Le monde actuel en est la preuve. Quelquefois au moins on parle de ce qu'on connaît, de ce qui, à un degré quelconque, occupe la pensée. On nomme volontiers ce qu'on aime. Souvent cri invoque celui dont on croit avoir besoin. Quelle place occupe dans le langage moderne le nom du Saint-Esprit ? Au milieu du naufrage des croyances, quelques noms chrétiens ont surnagé. Dieu, le Christ, la Providence, viennent de temps en temps sur les lèvres de l'orateur ou tombent de la plume de l'écrivain. En est-il de même du Saint-Esprit? Quand avez-vous entendu prononcer son nom ? Qui l'invoque sérieusement ? Vous souvient-il de l'avoir lu dans les livres d'histoire, de science, de littérature, de législation, ou dans les discours officiels, depuis cent ans et au delà ? Or, quand le mot s'en va, l'idée s'efface.

Il n'est que trop vrai ; dans le monde actuel, le Saint-Esprit ne compte presque plus. Les palais, les salons, les académies, la politique, l'industrie, la philosophie, l'enseignement, sont vides de lui ; c'est un élément social inconnu ou suranné. Parmi les catholiques eux-mêmes, est-il souvent autre chose que l'objet d'une croyance métaphysique ? Où est le culte spécial, ardent, soutenu qui s'adresse à lui ? La troisième personne de la sainte Trinité dans l'ordre nominal n'est-elle pas la dernière dans notre souvenir et dans nos hommages ?

Deux fois seulement l'humanité a vu cette ignorance profonde, cette indifférence générale. La première, dans le monde païen, avant la prédication de l'Évangile; la seconde, à notre époque, dix-huit siècles après l'établissement du christianisme. Pour les païens d'autrefois le Saint-Esprit était comme n'étant pas. Son nom même ne se trouve dans aucune de leurs langues. La

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raison en est simple : dans le monde antique le Saint-Esprit n'était rien, parce que le mauvais Esprit était tout. Que prouve l'ignorance du monde actuel et son indifférence à l'égard du Saint-Esprit, sinon que Satan regagne le terrain qu'il a perdu et qu'il reforme sa Cité ?

Voilà LE VRAI MYSTÈRE DES TEMPS MODERNES. Qui ne le voit pas ne voit rien, qui ne le comprend pas ne comprend rien à la situation.

Cinquième phénomène. Rentré dans la Cité du bien, Satan commence par en ébranler la base. L'unité de foi, la puissance sociale de l'Église, le droit chrétien, la constitution chrétienne de la famille, étaient, nous l'avons vu, les quatre grandes assises de l'édifice religieux et social de nos ancêtres : que sont-elles devenues ?

Où est aujourd'hui l'unité de foi ? Le symbole catholique est brisé en morceaux comme un verre. La moitié de l'Europe n'est plus catholique ; l'autre moitié est à peine catholique à demi.

Où est la puissance sociale de l'Église ? où est sa propriété ? Son sceptre est un roseau, et la mère des peuples n'a plus où reposer sa tête.

Où est le droit chrétien ? Honni, foulé aux pieds, il est remplacé par le droit nouveau, disons mieux, par le droit de César, le droit de la force, du caprice et de la convenance.

Où est la constitution chrétienne de la famille ? Le divorce est rentré dans les codes de la moitié de l'Europe. Ailleurs, sous le nom de mariage civil, vous avez le concubinage légal. Partout l'autorité paternelle désarmée ; et la famille, sans perpétuité, devenue une institution viagère.

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Quel est l'artisan de ces grandes ruines qui en supposent et qui en ont déterminé tant d'autres ? Si ce n'est pas l'Esprit du bien, c'est l'Esprit du mal : il n'y a pas à sortir de là.

Cependant, fasciner et détruire n'est que la première partie de l'œuvre satanique. Sur les ruines qu il a faites, l'usurpateur s'empresse d'élever son trône. Qui ne serait épouvanté en voyant, au dix-neuvième siècle de l'ère chrétienne, le règne du démon se manifester au cœur même de la Cité du bien, avec tous les caractères qu'il eut dans l'antiquité païenne ? Ces caractères, on ne l'a pas oublié, furent le RATIONALISME, le SENSUALISME, le CÉSARISME, la HAINE DU CHRISTIANISME.

De ces différents caractères quel est celui qui nous manque? Le Rationalisme, ou l'émancipation de la raison de toute autorité divine en matière de croyances, peut-il être beaucoup plus complet ? L'autorité divine enseigne par l'organe de l'Église : quel est aujourd'hui le gouvernement qui l'écoute ? Sous le nom de liberté de conscience, toutes les religions ne sont-elles pas, politiquement et aux yeux d'un grand nombre, également vraies, également bonnes, et dignes d'une égale protection ? Qu'est-ce que cela, sinon l'Esprit de mensonge donnant, dans la Rome antique, le droit de bourgeoisie à tous les cultes et admettant tous les dieux au même Panthéon ?

Sont-ils relativement nombreux les particuliers qui règlent leur foi sur la parole de l'Église ? Les hommes, les livres, les brochures, les journaux antichrétiens, ne sont-ils pas les oracles de la multitude ? D'ailleurs, la foi se connaît aux oeuvres, comme l'arbre aux fruits. Interrogez les membres du sacerdoce consultez les sta

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tistiques de la justice ; regardez autour de vous. Si cela ne vous suffit pas pour mesurer la puissance de la foi sur le monde actuel et fixer les limites de son empire, prenez une mappemonde et jugez !

Le Sensualisme, ou l'émancipation de la chair de toute autorité divine en matière de moeurs, ne marche-t-il pas de pair avec le Rationalisme ? Sous ce rapport, le monde actuel court à toutes jambes aux antipodes du christianisme. Le concile de Trente définit la vie chrétienne une pénitence continuelle, perpetua poenitentia ; et notre époque, une jouissance continuelle, la plus large possible et par tous les moyens possibles. L'homme devient chair. Inutile d'insister sur ce caractère du règne satanique, dont le développement rapide alarme tous les esprits sérieux.

Le Césarisme, ou l'émancipation de la société de l'autorité divine en matière de gouvernement, par la concentration de tous les pouvoirs spirituels et temporels dans la main d'un homme, empereur et pontife, ne relevant que de lui-même. Qu'en est-il de ce nouveau caractère ? Regardez : la moitié des rois de l'Europe se sont faits papes ; l'autre moitié aspire à le devenir. Fouler aux pieds les immunités de l'Église, empiéter sur les droits de l'Église, souffleter l'Église, dépouiller l'Église, enchaîner l'Église : n'est-ce pas là ce qu'ont fait ou laissé faire tous les gouvernements de l'Europe, depuis la Renaissance ? N'est-ce pas ce qu'ils font encore? Si ce n'est pas là du Césarisme païen, nous ne comprenons plus le sens des mots.

La Haine du christianisme. Le paganisme ancien haïssait le christianisme d'une haine implacable, universelle, à qui tous les moyens étaient bons pour insulter,

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pour écraser son ennemi. Il le haïssait dans son Dieu, dans ses ministres, dans ses disciples, dans ses dogmes, dans sa morale, dans ses manifestations publiques. Son nom était devenu celui de tous les crimes. Il était responsable de toutes les calamités publiques. La prison, l'exil, la mort au milieu des tortures, étaient justement dus à une secte, dit Tacite, coupable de la haine du genre humain.

Satan est toujours Satan. Sa haine du christianisme est aussi jeune, aussi universelle, aussi implacable aujourd'hui qu'autrefois. Il hait le Dieu des chrétiens. Depuis un siècle surtout, quels blasphèmes restent à proférer contre la personne adorable du Verbe incarné ? Citez un seul de ses mystères qui n'ait été mille fois attaqué, un seul de ses droits qui n'ait été nié et qui ne soit foulé aux pieds ?

Il le hait dans ses ministres. Dans le paroxysme de sa fureur, n'a-t-il pas dit qu'il voudrait tenir le dernier boyau du dernier des rois, pour étrangler le dernier des prêtres ? (Diderot.) Autant qu'il a pu, n'a-t-il pas réalisé son voeu sanguinaire ? Est-il un seul pays, en Europe, où, depuis la Renaissance, les évêques, les prêtres, les religieux n'aient pas été dépouillés, chassés, poursuivis comme des bêtes fauves, insultés et massacrés ? Le Vicaire même du Fils de Dieu, le Père du monde chrétien, Pierre, du moins, aura été respecté. Voyez plutôt comme ils l'ont traité dans la personne de Pie VI et de Pie VII ; comme ils le traitent encore dans la personne de Pie IX. Qu'est-ce que l'Europe actuelle, sinon une famille en révolte contre son père ? Chaque jour, depuis neuf ans, des millions de voix ne font-elles pas retentir le cri déicide : Nous ne voulons plus qu'il

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règne sur nous ? Assiégée par cent mille excommuniés, la papauté n'est-elle pas un Calvaire ? Judas le vendeur; Caïphe l'acheteur; Hérode le moqueur; Pilate le lâche; le soldat spoliateur et bourreau, ne reparaissent-ils pas sur la scène ?

Il le hait dans ses disciples. Les vrais catholiques subissent le sort de leurs prêtres. Toutes les injures adressées à leurs pères par les païens d'autrefois leur sont adressées par les païens d'aujourd'hui (On peut en voir la nomenclature dans Mamachi, Antiquitates et origines christianae, etc. Mieux que tous les raisonnements, ce fait seul manifeste l'identité de l'Esprit dominateur des deux époques.) On les tient pour inhabiles ou pour suspects. Autant qu'on le peut, on les exclut des charges publiques, on les traite d'arriérés, d'ennemis du progrès, de la liberté, des institutions modernes, demeurants d'un autre âge qui voudraient ramener le monde à l'esclavage et à la barbarie. On les opprime dans leur liberté, en annulant les dons qu'ils ont faits à l'Église, leur mère, ou aux pauvres, leurs frères ; en supprimant leurs associations de charité, qu'on ne rougit pas de mettre au-dessous des sociétés excommuniées. On les opprime dans leur droit de propriété, on prend leurs couvents pour en faire des casernes ; leurs églises, pour en faire des écuries ; leurs cloches, pour en faire des canons ; leurs vases sacrés, pour en faire de la monnaie ou des objets de luxe, à l'usage de leurs ennemis.

On les opprime dans leur conscience, en leur imposant un travail défendu, en insultant, chaque jour, sous leurs yeux, tout ce qu'ils aiment, tout ce qu'ils respectent, tout ce qu'ils adorent. Pour que rien ne manque ni à leur martyre ni à la haine qui les poursuit, dans toute

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l'Europe, depuis la Renaissance, on les a pendus, brûlés, guillotinés. Encore aujourd'hui, en Italie, on les fusille ; en Pologne, on les pend ; en Irlande, on les tue par la faim. Si Dieu ne se lève, on en fera des boucheries, et des milliers de voix crieront: C'est justice ! Reus est mortis !

Il le hait dans ses dogmes. Depuis quatre siècles, au sein de l'Europe baptisée, il s'est dépensé, pour détruire l'édifice de la vérité chrétienne, plus d'encre, plus de papier, plus de temps, plus d'argent, plus d'efforts, qu'il n'en faudrait pour convertir le monde : cette guerre impie n'a pas cessé. Sans parler des livres, des théâtres, des discours antichrétiens: que font ces myriades de feuilles empoisonnées qui, chaque soir, partent de toutes les capitales de l'Europe, pour tomber le lendemain, comme des nuées de sauterelles venimeuses, dans les villes et les campagnes, et semer partout le mépris et la haine de la religion, le doute et l'incrédulité ?

Il le hait dans sa morale. Redevenu ce qu'il était aux jours de la souveraineté satanique, le monde actuel semble organisé pour la corruption des moeurs : Totus in maligno positus. Si les tristesses et les alarmes de tout ce qui porte encore un coeur chrétien ne vous le disent pas assez haut, regardez vous-mêmes.

La fièvre des affaires ; la soif de l'or et du plaisir ; l'industrie qui constitue des millions d'âmes dans l'impossibilité morale de remplir les devoirs essentiels du christianisme ; le luxe babylonien dont les coupables folies vont toujours croissant ; les modes impudiques ; les danses obscènes ; cinq cent mille cafés ou cabarets (en France seulement),

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gouffres béants où se perdent l'amour du travail, la pudeur, la santé, l'esprit de famille, le respect de soi-même et de toute autorité ; dans toutes les classes de la société des habitudes de mollesse qui énervent les âmes ; des scandales retentissants qui familiarisent avec le mal et tuent la conscience ; le mépris des lois qui ont pour but l'asservissement de la chair ; la profanation du dimanche ; la sanctification du lundi ; l'abandon de la prière et des sacrements : qu'est-ce que cela sinon la haine de la morale chrétienne, haine infernale dont le dernier mot est d'étouffer le christianisme dans la boue ?

Il le hait dans ses manifestations publiques et privées. Là, il interdit le son des cloches et condamne le prêtre qui, en public, porterait son costume ; ailleurs, il abat les croix. Ici, il défend au Fils de Dieu de sortir de ses temples pour recevoir les hommages de ses enfants, et, sous peine d'être insulté, il doit se cacher avec soin lorsqu'il va les visiter sur leur lit de douleur. Tout cela se passe dans des sociétés qui se disent chrétiennes !

Il s'y passe bien autre chose. En signe de victoire, Satan a replacé ses statues dans les jardins, dans les promenades, sur les places des grandes villes, dans l'Europe entière. Pénétrant jusque dans l'intérieur du foyer domestique, il en a banni les images du Verbe incarné et mis les siennes à leur place.

« Il n'y a plus de Christ au foyer, s'écriait naguère un éloquent prédicateur; il n'y a plus de Christ suspendu à la muraille ; il n'y a plus de Christ se révélant dans les moeurs. Quoi! vous avez sous vos yeux les portraits de vos grands hommes ; vos maisons se décorent de statues et de tableaux profanes ! Que dis-je ? vous gardez, exposés aux regards de vos enfants et aux admi-

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rations de la famille, les Amours du paganisme, les Vénus du paganisme, les Apollons du paganisme ; oui, toutes les hontes du paganisme trouvent un asile au foyer des chrétiens ; et, sous ce toit qui abrite tant de héros humains et de divinités païennes, il n'y a plus de place pour l'image du Christ, que Tibère lui-même ne refusait pas d'admettre avec ses divinités au Panthéon de Rome » (Le P. Félix, ubi supra.)

Oui, il est vrai, vrai non seulement en France où enseigne l'Université, mais vrai en Europe où enseignent les ordres religieux, vrai longtemps avant l'Université et la révolution française : chez les chrétiens lettrés des temps modernes, le Christ n'est plus au foyer. Mais il y était chez nos aïeux ignorants du moyen âge. Comment en a-t-il été banni ? comment a-t-il été remplacé par les dieux du paganisme, c'est-à-dire par Satan lui-même sous ces formes multiples, omnes dii gentium daemonia ? A quelle époque remonte cette substitution sacrilège ? Qui a formé les générations qui s'en rendent coupables ? Dans quels lieux et dans quels livres ont-elles appris à se passionner pour les choses, les hommes, les idées et les arts du paganisme ? Quel Esprit a dicté l'enseignement qui aboutit à un pareil résultat ? Est-ce l'esprit du Cénacle ou l'esprit de l'Olympe ? C'est l'un ou l'autre.

Enfin, il est un dernier phénomène qui, chaque jour, se manifeste avec plus d'éclat : c'est le double mouvement auquel le monde actuel obéit : mouvement d'unification matérielle, et mouvement de dissolution morale. L'Esprit du dix-neuvième siècle pousse de toutes ses forces à l'unification matérielle des peuples : navires à

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vapeur, chemins de fer, télégraphes électriques, unions douanières, traités de commerce, libre échange, multiplication des postes, abaissement de la taxe des imprimés et des lettres : pas de moyen de communication qu l n'accélère ou qu'il n'invente. En même temps, il absorbe les petites nationalités, supprime la famille, la commune, la province, la corporation, toute espèce de franchise et d'autonomie ; il ressuscite les armées permanentes de l'ancien monde, rebâtit ses grandes capitales, et, au cou des peuples affranchis par le Christianisme, rive les chaînes de la centralisation césarienne.

A ce mouvement d'unification matérielle, correspond, en dehors du Catholicisme, un mouvement non moins rapide de dissolution morale. En fait de doctrines religieuses, sociales, politiques, que reste-t-il debout ? le grand dissolvant de toute espèce de foi, le Rationalisme, n'est-il pas le dieu de la foule ? Où trouve-t-on des convictions assez profondes, des affirmations assez nettes pour résister aux séductions de l'intérêt, pour braver les menaces ou même l'oubli du pouvoir, pour se maintenir inébranlables au milieu des sophismes de l'impiété et des entraînements du mauvais exemple ? Quelle peut être l'unité morale d'un monde qui a brisé en morceaux le symbole catholique, qui entend, qui supporte, qui accueille toutes les négations, même celle de Dieu ?

Pareil spectacle n'a été vu qu'une fois : c'est à l'époque où le monde romain penchait vers sa ruine. Formée par l'absorption continue du faible par le fort, du peuple par le peuple, l'unité matérielle arriva jusqu'au despotisme d'un seul homme. Satan avait atteint son but. Rome était le monde, et César était Rome ; et César était Empereur et grand Prêtre de Satan. Alors le genre hu-

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main, sans force de résistance, parce qu'il était sans foi, et sans autre ambition que les jouissances matérielles, panem et circenses, n'était plus qu'un bétail bâtonné, vendu, égorgé, suivant le caprice du maître.

Armées permanentes, grandes capitales, rapidité des communications, centralisation universelle, unification matérielle des peuples, poussée avec une ardeur fiévreuse; dissolution morale, arrivée au morcellement indéfini de tout symbole et de toute foi : qui oserait soutenir que ce double phénomène n'est pas le précurseur de la plus colossale tyrannie ? Peut-être la pierre d'attente du règne antichrétien, annoncé pour les derniers temps ?

A nos yeux, c'est César à cheval avec Lucifer en croupe.

CHAPITRE XXXI (SUITE DU PRECÉDENT.) Action palpable du démon sur le monde ancien et sur le monde moderne. - Pratiques démoniaques renouvelées du paganisme. - Bulle de Sixte V. - Le mal continue. - Manifestations éclatantes. - Affaiblissement général de la foi au démon. - Cinq degrés dans l'envahissement satanique : le démon se rend familier. -Il se fait nier. - Réhabiliter. -Appeler comme Roi. -Invoquer comme Dieu. - Familiarité de notre époque avec le démon. - Il ne lui inspire plus ni crainte ni horreur. - Elle le nomme à tout propos par son vrai nom. - Nomenclature significative. - Elle croit peu au démon et encore moins à son influence sur l'homme et sur les créatures. - Conséquences.

Se faire adorer à la place du Verbe incarné : tel a toujours été le but de l'ange rebelle, tel il sera toujours. Il n'en connaît pas d'autre. L'histoire dit ses succès chez les peuples païens d'autrefois et chez les nations idolâtres d'aujourd'hui. Après avoir, par le rationalisme, le sensualisme, le césarisme et l'antichristianisme, opéré le divorce, aussi complet que possible, de l'homme avec Dieu, il se présente pour rétablir le lien que lui-même a brisé. Fondé sur la nature des choses, son succès, à moins d'un miracle, est infaillible. Quoi qu'il fasse, le monde inférieur ne peut se soustraire à l'influence du monde supérieur. S'il rompt avec le Roi de la Cité du bien, il tombe forcément sous l'empire du Roi de la Cité du mal. Dieu ou le Diable : pas de milieu.

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Entre l'homme, sa dupe et son esclave, et lui, son séducteur et son tyran, le démon établit une foule de communications directes et palpables, contrefaçon permanente des communications du Verbe avec l'homme. Par mille moyens, que lui-même indique, il se fait adorer comme un Dieu, respecter comme un maître, chérir comme un bienfaiteur, consulter comme un protecteur, appeler comme un médecin, recevoir comme un ami, traiter comme un être inoffensif. Sur cet ensemble de faits permanents, universels, repose l'idolâtrie ancienne et moderne ; ou plutôt c'est l'idolâtrie elle-même.

Or, nous le répétons, Satan ne change ni ne vieillit. Ce qu'il était hier, il l'est aujourd'hui, il le sera demain. Singe éternel de Dieu, ennemi implacable du Verbe incarné, toujours il voudra le détrôner, afin de régner à sa place. Si donc c'est bien lui que la Renaissance a ramené triomphant au sein de l'Europe chrétienne; si c'est bien le rationalisme, le sensualisme, le césarisme, l'antichristianisme qui forment les grands caractères de l'époque moderne, nous devons nous attendre à retrouver le démon s'efforçant de se substituer matériellement au vrai Dieu ; et, au surnaturel divin, d'opposer le surnaturel satanique, jusqu'à ce que le second supplante le premier. Pour inspirer à l'homme d'aujourd'hui les mêmes sentiments dont il avait pénétré l'homme d'autrefois, il doit nous apparaître environné de tout le cortège de consultations, d'oracles, de prestiges, de pratiques mystérieuses qui composaient son culte et assuraient son empire dans l'antiquité païenne : voyons si l'histoire confirme cette induction.

Jusqu'à la Renaissance et à la Réforme, sa fille aînée,

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la double autorité des lois canoniques et des lois civiles continuait de tenir enchaîné le père du mensonge, le vaincu du Calvaire. C'est par exception seulement et sur une échelle restreinte qu'on le surprend exerçant son art ténébreux, chez les peuples chrétiens du moyen âge. Rappelé par la Renaissance sous la forme de Dieu du beau, et par la Réforme sous le nom de Dieu de la liberté, il reprend bientôt l'ancienne indépendance de ses allures.

En Italie, en Allemagne, en France, un grand nombre de renaissants, imitateurs des lettrés de Rome et de la Grèce, se livrent avec passion à l'étude et à la pratique des sciences occultes (Voir Des rapports de l'homme avec le démon, par M. Bizouard, t. III, liv. XI-XIV.) Les principaux chefs du protestantisme se vantent de leurs colloques avec Satan (Voir notre ouvrage La Révolution, etc., t. VI, IX, X.) Sous des formes à peine modifiées, reparaissent toutes les superstitions de l'ancien paganisme : consultations, évocations, manifestations, oracles, prestiges, adorations vont se multipliant avec les négations de l'Évangile. Telle est la rapidité avec laquelle le culte de Satan envahit l'Europe, que l'Église s'en émeut. Par l'organe de Sixte V, grand esprit assurément, elle signale au monde épouvanté cette épidémie de l'idolâtrie renaissante et la frappe d'une condamnation solennelle.

Dans la fameuse bulle Coeli et terrae Creator, sont énumérées, comme reparaissant au grand soleil du christianisme, la plupart des pratiques démoniaques usitées dans l'antiquité païenne, et dont Porphyre nous a laissé la longue nomenclature (Dans Eusèbe, Praepar. Evang., lib. II, III, IV, V, VI.)

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L'immortel pontife nomme : l'astrologie, la géomancie, la chiromancie, la nécromancie, les sortilèges, les augures, les auspices, la divination par les dés, les grains de froment et les fèves ; les pactes avec les démons, dans le but de connaître l'avenir ou de satisfaire les passions ; les charmes ; les oracles ou évocations des esprits, interrogés et répondant ; l'offrande d'encens, de sacrifices, de prières ; les génuflexions, les prosternements, les cérémonies du culte ; l'anneau et le miroir magique ; les vases destinés à fixer les esprits et à en obtenir des réponses ; les femmes sympathiques (nous disons somnambules et magnétisées), qui, mises en rapport avec le démon, obtiennent de lui la connaissance des choses cachées, passées ou futures ; l'hydromancie, au moyen de vases pleins d'eau dans lesquels des hommes et plus souvent des femme font apparaître des figures qui rendent des oracles. Il faut ajouter la pyromancie, la pédomancie, l'ornitomancie, l'oniromancie ou l'oracle par les songes, et d'autres pratiques, « restes impurs, dit le pape, de l'ancienne idolâtrie vaincue par la croix » (Quas pristinae et antiquatae, ac per crucis victoriam prostratae idololatritae reliquias retinentes, quibusdam auguriis, auspiciis, similibus signis et vanis observationibus ad futurorum divinationem intendunt. Constit. Coeli et terrae, etc., an. 1586.)

Remarquons en passant que le vicaire de Jésus-Christ signale la femme comme l'instrument préféré du démon. Inutile de rappeler que cette préférence se retrouve partout dans l'ancien paganisme, aussi bien que dans la moderne idolâtrie, en Afrique, dans l'Océanie et ailleurs. Aux raisons que nous en avons données, saint Thomas ajoute celle-ci : «Les démons, dit-il, répondent plus faci

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lement à l'appel des vierges, afin de mieux tromper, en affectant de paraître aimer la pureté » (Veniunt etiam facilius (dœmones), cum a virginibus advocantur, ut ex hoc in suœ divinitatis opinionem homines inducant, quasi munditiam ament, ut dicit S. Thomas. Viguier, XII, 92.)

Quoi qu'il en soit, les personnes du sexe sont averties qu'un danger particulier les menace. Elles comprendront dès lors la nécessité de s'environner de vigilance, et surtout d'éviter toute participation à aucune pratique suspecte, qui pourrait donner prise sur elles à leur implacable ennemi.

De la bulle de Sixte V ressortent deux faits. D'une part, la multiplicité des pratiques démoniaques : on dirait une ébullition générale de l'Europe, fille de la Renaissance, au souffle de l'esprit satanique ; d'autre part, la persistance de ces honteux phénomènes. « Malgré tous les efforts de l'Église, ajoute le Pontife, on n'a pu parvenir à extirper ces superstitions, ces crimes, ces abus. De jour en jour on découvre que tout en est plein, omnia plena esse » (Non tamen errorum praedictorum extirpationi usque adeo provisum est, quin etiam... apud plurimos curiosius vigeant, cum valde frequenter, detectis diaboli insidiis... variarum superstitionum omnia plena esse in dies detegantur. Ibid.) C'est donc un fait acquis à l'histoire ; un siècle après la Renaissance, les communications de Satan avec l'homme étaient redevenues, comme dans l'ancien paganisme, générales, permanentes, indestructibles, et la puissance du démon s'étendait dans la Cité du bien, jusqu'à des limites inconnues, omnia plena esse in dies detegantur .

Le mal ne fut point arrêté par les défenses pontificales. Le Béarn, Loudun, Louviers, les pays du Nord, les Cévennes, le cimetière de Saint-Médard à Paris, et

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d'autres lieux, devenus successivement le théâtre de manifestations éclatantes, montrèrent que Satan demeurait maître d'une bonne partie de la place. Pour les esprits frivoles, ces phénomènes furent des jongleries, et leur histoire des contes à dormir debout. Affirmé par quelques-uns, leur caractère démoniaque fut nié opiniâtrement par toute la secte incrédule. Au siècle de Voltaire, la négation s'étendit à tous les faits du même genre. Divinations, évocations, pactes, magie, possessions, sorcelleries, maléfices, il passa en principe que tout cela n'était qu'un tissu de rêveries. Cette négation audacieuse de l'histoire universelle produisit l'affaiblissement général de la foi au démon, à ses pratiques et à son influence.

Afin de ne pas se mettre en opposition avec l'Évangile et avec l'enseignement de l'Église, les plus catholiques disaient que, à la vérité, ces choses avaient eu lieu dans les anciens âges, mais qu'on n'en voyait plus d'exemples dans les temps modernes. « En effet, ajoutait la philosophie voltairienne, le démon, grâce au progrès des lumières, n'est plus qu'un être inactif et désarmé. Il est même reconnu que la plupart des faits que l'Église lui impute sont le résultat des lois naturelles. Calomnié à plaisir par le moyen âge ignorant et crédule, il est bon désormais pour épouvanter les grand mères et les petits enfants. »

Ainsi le démon faisait son oeuvre et s'approchait du premier but de ses efforts. Quel est-il ? bannir sa crainte du coeur de l'homme ; la bannir afin de se rendre familier ; se rendre familier, afin de faire mépriser les enseignements de l'Église et jeter les armes antidémoniaques dont elle avait pourvu ses enfants. A-t-il réussi? interrogeons l'histoire contemporaine.

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Se rendre familier. Il se passe sous nos yeux un fait inconnu des peuples chrétiens. Ce fait est peu remarqué, et pourtant il nous semble mériter de l'être beaucoup ; car il forme un des caractères les plus significatifs des temps actuels. Les siècles passés avaient horreur du démon. Son vrai nom, le nom de Diable, n'était prononcé que rarement, avec une sorte d'hésitation et même de scrupule. Encore aujourd'hui, certaines populations, heureusement préservées de l'esprit moderne, ne l'articulent jamais. Quand elles ont à parler de Satan, elles disent : la vilaine bête. A part cette exception qui tend de jour en jour à disparaître, le nom du Diable est sur les lèvres de tous. On le prononce comme celui de la chose la plus indifférente. I1 assaisonne les plaisanteries ; il accentue les jurons ; il sert de titre aux livres à la mode et de réclame aux pièces de théâtre. Les marchands eux-mêmes trouvent piquant de le prendre pour enseigne de leurs boutiques. On dirait que le moyen d'appeler les lecteurs ou d'attirer les clients est d'employer un mot qui faisait horreur à nos pères.

Comme thermomètre de cet étrange progrès, qu'on nous permette de citer quelques exemples dont les plus anciens ne remontent guère au delà d'un quart de siècle.

Robert le Diable, - Programme de Robert le Diable, - Chanson de Robert le Diable, - Légende de Robert le Diable, - Au plus malin de tous les Diables, - Au bon Diable, - Au Diable galant, - Au Diable à quatre, - Aux Diablotins, - Au Diable vert, - Dieu et Diable, - Anges et Diables, - Un Ange et un Diable, - Allez au Diable, - Le Diable du monde, - Harry le Diable, - Monsieur Béelzébuth, - Mon-

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sieur Satanas, - Le Diable et les Élections, - Le Diable à l'école, - Le Diable dans un bénitier, - Le Diable d'argent, - Le Diable de l'époque, - Au Diable la franchise, - Diable ou Femme.

Le Tictac du moulin du Diable, - L'Homme au Diable, - Le Diable en voyage, - Le Diable à Paris, - Le Diable à Lyon, - Le Diable en province, - Le Diable aux champs, - Le Diable au moulin, - Le Diable dans les boudoirs, - Le Diable fourré partout, - Satan, - Satanas, - Le Diable, - Les cinq cents Diables, - Le Diable vert, - Le Diable rouge, - Les Pauvres Diables, - Les Diables roses, - Le Diable jaune, - Les Diables noirs, - Le Bon Petit Diable, - Le Diable boiteux, - Le Diable à cheval, - Le Diable médecin, - Le Diable amoureux, - Le Diable trompé, - Les Diables de Paris, - Le Diable des Pyrénées, - Les Diables Bonbons.

Frère Diable, - Jean Diable, -- Confession de Frère Diable. - Almanach du Diable, - Les Amours du Diable, - Mémoires du Diable, - Mémoires d'une Diablesse, - La Science du Diable, - Les Secrets du Diable, - Les Aventures d'un Diablotin, - Le Secret du Diable, - Les Fourberies du Diable, - La Malice du Diable, - La Mare au Diable, - Le Morne au Diable, - La Part du Diable, - Les Pilules du Diable, - La Maison du Diable, - La Peau du Diable, - Le Château du Diable, - Les sept Châteaux du Diable, - La Taverne du Diable, - Le Puits du Diable, - Les Noms du Diable, - Les Amours du Diable, - Le Ménage du Diable, - Le Moulin du Diable. - Le Saut du Diable. Le Cheval du Diable, - Le Chien du Diable, - La Cornemuse du Diable, - Le Valet du Diable, - La

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Chanteuse du Diable, - L'Argent du Diable, - Les Sous du Diable, - Le Tiroir du Diable, - Le Soufflet du Diable, - Les Bibelots du Diable, - Le Fils du Diable, - La Fille du Diable, - L'Héritier du Diable, - L'Étoile du Diable, -. Le Voyage du Diable, - La Chasse du Diable, - La Ronde du Diable, - Les Trois Péchés du Diable, - Les Trois Baisers du Diable, - Le Souper du Diable, - Une Larme du Diable, - L'Oreille du Diable, - La Main du Diable, - La Queue du Diable, - Portrait du Diable, - Physiologie du Diable.

Voilà, avec beaucoup d'autres, les titres d'ouvrages dont le dix-neuvième siècle émaille, depuis vingt ans, les colonnes du Journal de la librairie française. Voilà les enseignes, avec portrait, que le grand et le petit commerce placarde sur les murailles de nos villes : espèce de patronage à la mode sous lequel se placent les somptueux magasins de luxe, comme la misérable échoppe du marchand d'allumettes.

Qu'on ne s'y trompe pas, ce fait nouveau a sa signification. La révolution des choses, dit un vieil auteur, n'est pas plus grande que celle des mots. » La popularité d'un mot est le signe de la popularité de l'idée. La facilité, la légèreté, l'indifférence avec laquelle on emploie de nos jours un nom jusqu'alors abhorré, dénote donc l'imprudente familiarité du monde actuel avec son plus dangereux ennemi, comme elle mesure la distance qui sépare nos idées des idées de nos pères.

Toutefois se rendre familier n'est que le premier succès ambitionné de Satan ; se faire nier, en lui-même et dans ses opérations multiples, est le second. Se faire réhabiliter est le troisième. Se faire rappeler comme


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prince est le quatrième. Se faire adorer comme Dieu est le cinquième. Nous allons le suivre dans ces différentes étapes de la route, dont le terme final est le rétablissement, sous une forme ou sous une autre, de l'ancien paganisme.

Se faire nier. Autrefois on croyait au démon, tel que la révélation le fait connaître, et on avait peur de lui. Pour nos aïeux, Satan n'était pas un être imaginaire, une allégorie, un mythe ; mais bien un être réel et personnel comme notre âme. Ce n'était pas un être inoffensif, impuissant ; mais bien un être essentiellement malfaisant, cause de notre ruine, jour et nuit nous tendant des pièges et doué d'une puissance redoutable sur l'homme et sur les créatures. Aussi, la première frayeur de l'enfant, comme la dernière crainte du vieillard, c'était le démon. De là, l'usage universel, et religieusement observé, des préservatifs enseignés par l'Église contre ses attaques. De là encore, dans tous les codes de l'Europe, la peine de mort portée contre quiconque était convaincu d'avoir eu commerce avec cet ennemi-né du genre humain.

Aujourd'hui se manifestent des dispositions diamétralement contraires. On est effrayé de rencontrer, au sein des nations chrétiennes, une foule de personnes dont la foi sur le démon n'est plus catholique. Les unes le regardent comme un mythe, et son apparition au paradis terrestre sous la forme matérielle du serpent, comme une allégorie ; d'autres, tout en admettant son existence personnelle, refusent de croire à son action sur l'homme et sur le monde. Il en est qui restreignent cette action dans certaines limites, tracées par leur raison, et n'admettent rien au delà. Beaucoup même ne

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l'acceptent que sous bénéfice d'inventaire, et, malgré des milliers de témoins, nient intrépidement ce qu'ils n'ont pas vu de leurs yeux.

Excepté quelques catholiques de vieille roche, personne ne recourt avec fidélité aux armes fournies par l'Église pour éloigner le prince des ténèbres. On ne parle plus de lui à l'enfance, ou bien on lui en parle légèrement, pour mémoire et comme d'un être à peu près suranné. L'homme fait et le vieillard, n'ayant aucune peur de lui, sourient si vous leur manifestez la vôtre. Aux yeux de la loi, le commerce avec le démon ou n'a jamais existé, ou il n'existe plus, ou il n'est pas un délit. De là, ce que nous voyons aujourd'hui, l'interprétation rationaliste de tous les faits démoniaques de l'Ancien et du Nouveau Testament, la négation de l'histoire universelle et le mépris des enseignements de l'Église sur l'ange déchu.

Pour avancer cette oeuvre qui est la sienne, le démon se déguise sous tous les masques, joue tous les rôles, emprunte tous les noms. Dans les manifestations même qui révèlent avec le plus d'évidence son odieuse personnalité, il parvient à faire prendre le change. Tantôt, sous le nom de fluide nerveux, de fluide magnétique, de fluide spectral, il se donne pour un agent purement naturel. Tantôt il s'appelle seconde vue, et n'est qu'une simple faculté de l'âme. Ici, il se fait passer pour un bon ange et donne de pieux conseils. Ailleurs, c'est un esprit badin, qui plaisante, qui ricane, qui veut être traité comme un jouet ou comme un vain épouvantail. D'autres fois, il devient l'âme d'un mort admiré ou chéri, et il usurpe la confiance. Beaucoup plus dangereuse que les autres, cette dernière transformation est

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aussi la plus commune : on sait qu'elle est la base même du Spiritisme.

Quel est, pour le Père du mensonge, le bénéfice de tous ces déguisements ? Accomplir son oeuvre sans en porter la responsabilité ; en d'autres termes, se faire nier. Rien de plus habile que son calcul. Quiconque nie Satan, nie le christianisme. Quiconque dénature Satan, dénature le christianisme. Quiconque plaisante de Satan, plaisante de l'Église, dont les prescriptions antidémoniaques ne sont plus que des superstitions de bonne femme. Quiconque nie l'action malfaisante de Satan sur l'homme et sur les créatures, accuse le genre humain d'une aliénation mentale, soixante fois séculaire, et, déchirant les unes après les autres toutes les pages de l'histoire, arrive au doute universel.

Par tous les faits que nous venons de rappeler, Satan dit au monde actuel : N'aie pas peur de moi. Nous allons voir que le monde actuel répond : Je n'ai pas peur de toi.

CHAPITRE XXXII (FIN DU PRÉCÉDENT.) Le démon se fait réhabiliter. - La philosophie. - Les arts. - Le roman. - Le théâtre. - La Beauté du Diable. - Analyse de cette pièce. - Sa signification. - Le démon se fait appeler comme Roi.

Se faire réhabiliter. La familiarité de l'époque actuelle avec le démon, et, comme conséquence, l'affaiblissement général de la crainte qu'il doit nous inspirer, est un fait ; mais ce fait n'est que le premier degré de l'envahissement satanique. Il en est un second plus incompréhensible et non moins réel, c'est la réhabilitation de l'ange déchu.

Le vrai, dit un poète, peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Aujourd'hui ou jamais, le cas se présente de rappeler cette maxime. Après dix-huit siècles de christianisme, au sein du royaume très chrétien, rencontrer des hommes baptisés qui entreprennent sérieusement, opiniâtrement de réhabiliter Satan, le grand dragon, le grand homicide, l'auteur impénitent de tout mal, justement foudroyé par la justice divine : n'est-ce pas la chose la plus incroyable ? Pourtant il faut la croire, car elle est vraie.

Depuis l'Évangile, le démon avait inspiré à tous les peuples chrétiens une horreur et une répulsion universelle. Ce double sentiment était énergiquement rendu par

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les formes, par les attitudes, par la place même que l'art réservait, dans ses compositions, à l'implacable ennemi de Dieu et de l'homme. Aujourd'hui, loin d'attacher Satan, comme il le mérite, au gibet du ridicule et de l'ignominie, l'art le supprime, ou le reproduit sous les traits les moins repoussants. Essaye-t-il de le rendre presque beau ? ses efforts sont vivement applaudis. On les donne pour un progrès social. Ce qu'on appelle la grande critique formule, dans ce sens, des arrêts régulateurs de l'opinion.

Elle écrit: « Beau comme toutes les créatures nobles, plus malheureux que méchant, le Satan de M.Scheffer (Peintre protestant, mort récemment, et dont tout Paris est allé admirer la peinture protestante) signale le dernier effort de l'art, pour rompre avec le dualisme et attribuer le mal à la même source que le bien, au coeur de l'homme... Il a perdu ses cornes et ses griffes : il n'a gardé que ses ailes, appendice qui seul le rattache encore au monde surnaturel... Permis au moyen âge qui vivait continuellement en présence du mal, fort, armé, crénelé, de lui porter cette haine implacable qui se traduisait dans l'art par une sombre énergie.

Nous sommes obligés aujourd'hui à moins de rigueur. On nous blâme de n'être pas plus sévères pour le mal. Mais en réalité c'est là une délicatesse de conscience: c'est par amour du bien et du beau que nous sommes parfois si timides, parfois si faibles dans nos jugements moraux... Nous hésitons à prononcer des arrêts exclusifs, de peur d'envelopper dans notre condamnation quelque atome de beauté » (Voila ce qu'écrit un membre de l'institut de France. Quand on s'appelle Renan, et qu'on s'est fait l'apologiste de Satan, il est logique de devenir l'insulteur des Livres saints et le sycophante du Verbe incarné.)

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Quelle est cette obligation nouvelle imposée à ceux qui parlent du démon, de le traiter avec ménagement ? D'où vient-elle et quelle en est la signification, car elle en a une ? Ces cajoleries sacrilèges sont le thermomètre du progrès.

Écrasons l'infâme fut le mot d'ordre de l'esprit infernal dans le siècle passé. Il en était à sa période de destruction.

Adorons Satan, c'est le mot d'ordre du même esprit dans le temps actuel. Il en est à sa période de reconstruction.

La même ligue qui combattit pour détruire combat pour édifier. Sur les ruines du christianisme, qui pour elle a fait son temps, elle veut rétablir le règne, à ses yeux trop longtemps calomnié, de l'ange déchu. Dans ce but, ils entreprennent de réviser le procès de Satan, de le relever de sa déchéance et de le réhabiliter à la face du monde.

Écho très affaibli des rationalistes d'Allemagne, Renan ose donc écrire : « De tous les êtres autrefois maudits, que la tolérance de notre siècle a relevés de leur anathème, Satan est sans contredit celui qui a le plus gagné au progrès des lumières et de l'universelle civilisation. Il s'est adouci peu à peu dans son long voyage, depuis la Perse jusqu'à nous ; il a dépouillé toute sa méchanceté d'Ahrimane. Le moyen âge, qui n'entendait rien à la tolérance, le fit à plaisir laid, méchant, torturé, et, pour comble de disgrâce, ridicule.

« Milton comprit enfin ce pauvre calomnié, il commença la métamorphose que la haute impartialité de notre temps devait achever. Un siècle aussi fécond que le nôtre en réhabilitations de toutes sortes ne pouvait

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manquer de raisons pour excuser un révolutionnaire malheureux, que le besoin d'action jeta dans des entreprises hasardées. On pourrait faire valoir, pour atténuer sa faute, une foule d'autres motifs contre lesquels nous n'aurions pas le droit d'être sévères. »

Un des maîtres de Renan, Schelling, va plus loin. De Satan il fait un Dieu, parce que le Christ-Dieu devait avoir un antagoniste digne de lui (Moëller, De l'état de la philosophie en Allemagne, p. 211.)

Dans son Cours de philosophie de l'histoire, Michelet prédit le retour du règne satanique, et dans la Sorcière il s'en fait l'historien, en racontant avec amour les triomphes de Satan sur le Christ (Introd. à l'hist. univers., p. 10 et 40.)

Quinet, qui veut étouffer le Christianisme dans la boue, trouve dans Satan le Principe qui doit réunir tous les coeurs (Deschamps, Le Christ et les Antechrists, t. II, p. 47.)

Proudhon désire substituer Satan, le bien-aimé de son âme, à l'inconséquent réformateur qui se fit crucifier (La Révolution au XIXe siècle, p. 290, 291.)

Les journaux en renom prennent sa défense et demandent sa complète réhabilitation. « Nous croyons, dit l' Opinion nationale (6 décembre 1864.), que ce Satan si violemment attaqué par les ultramontains, ce Satan dont nous portons au front le signe, vaut mieux que la réputation qu'on voudrait lui faire. C'est bien à tort qu'on donne pour fondateur et pour protecteur du césarisme, ce Satan très méconnu. Satan se chargera, en complétant son oeuvre, de prouver à messieurs les évêques qu'il n'est pas besoin de pouvoir religieux pour corriger le césarisme. »

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Et le Temps exprime le déplaisir que lui cause le rôle monotone de Satan au théâtre. « C'est toujours, dit-il, le même mystificateur mystifié. On lui donne toujours les premières manches, pour lui reprendre cruellement les dernières, et l'inévitable gouffre, avec sa solfatare, depuis longtemps exploité par l'industrie, reçoit toujours au dénouement ce monarque cornu, au manteau rouge, dont la mission, paraît-il, est de s'acharner, sans réussir, à la damnation de quelques pauvres petites âmes de paysans et de paysannes.

« Qu'un homme d'esprit veuille bien nous donner une pièce, une féerie dans laquelle le diable, complètement réhabilité, assistera, dans la sérénité de sa gloire, aux vaines entreprises tentées pour le faire descendre. Ce sera lui qui, au dénouement, congédiera les anges et leur retirera la direction des âmes pour leur confier celle des ballons. Affranchi des malédictions séculaires, il ne maudira personne; il réconciliera même le Dieu nègre avec le Dieu blanc, et proclamera, comme couronnement de la pyramide lumineuse, la liberté » (L. Hulbach. 1864.)

Si ces écrivains, et beaucoup d'autres, non moins impies, avaient excité une réprobation générale, il faudrait en conclure l'existence d'une folie et d'une impiété individuelles. Mais l'accueil qui a été fait à ces blasphèmes inouïs ; mais le nombre des lecteurs et des prôneurs des livres qui les contiennent, ne sont-ils pas de nature à faire réfléchir ? Peut-on ne pas y voir un des signes caractéristiques des temps actuels ?

Pour avoir publié les monstrueuses impiétés qu'on vient de lire, Renan, Proudhon et leurs pareils n'ont,

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aux veux de l'opinion dominante, rien perdu de leur gloire. Devant eux ne s'est fermée ni la porte d'un salon, ni l'entrée d'une académie. Ils ont des relations sociales étendues ; on mange avec eux, on devise avec eux ; on les trouve aimables. Les trompettes de la renommée proclament leur talent ; et, comparés aux livres chrétiens, leurs ouvrages, traduits dans les principales langues, comptent cent lecteurs pour un (On sait qu'en Autriche il existe une Association secrète qui s'est proposé de propager à tout prix le livre impie et menteur de Renan. On l'a traduit dans presque tous les idiomes de cet empire, et on le fait colporter et vendre à vil prix dans les campagnes.)

Tels sont les blasphèmes, inconnus dans l'histoire, qui s'impriment aujourd'hui, non seulement en France mais en Allemagne, et qui se lisent dans l'ancien et dans le nouveau monde. Toutefois, jusqu'à ces dernières années la réhabilitation de Satan, l'apologie de Satan était demeurée circonscrite dans des ouvrages ignorés de la foule. Pour avancer l'oeuvre infernale, restait à atteindre le demi-monde, le monde des oisifs et des femmes. Or, à la suite des philosophes et des littérateurs académiciens, sont venus les romanciers et les comédiens, qui se sont chargés de la rendre populaire. C'est dans le même ordre que Satan procéda, il y a seize siècles, pour conserver son règne et empêcher celui du Saint-Esprit : après Celse le sophiste, parut Genès l'historien.

L'année 1864 a vu paraître un roman fort connu ; dans lequel Satan, transformé en Dandy, fait le charme des salons. Sa tenue est irréprochable, ses manières distinguées. Il parle avec élégance, il sourit avec grâce, il est spirituel. Il fume, il joue, il valse, il polke : on n'est pas plus aimable. Sous cette métamorphose sacri

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lège, l'homme s'habitue à regarder en face son éternel ennemi et à lui donner la main. Les craintes qu'il inspirait naguère passent pour de vaines terreurs ; la méchanceté dont on l'accuse, pour une calomnie née de l'ignorance et de la superstition.

Comme moyen de propagation, le roman tient le milieu entre le livre savant et le théâtre. Des cabinets de lecture ou de la balle du colporteur, le roman pénètre dans le salon, dans le boudoir, dans la chaumière. Il atteint un nombre plus ou moins considérable d'intelligences ; mais le roman ne parle pas aux yeux et ne corrompt qu'individuellement : autre est le théâtre.

Par le prestige des décors, par la réalité des personnages, par le jeu des acteurs, il s'empare de tous les sens et y grave profondément ce qu'il enseigne. De plus il s'adresse à la foule. La pièce obtient-elle un succès de vogue ? Tenez pour certain qu'après vingt représentations, les jeux de mots, les lazzis, les maximes, les blâmes, les éloges qu'elle contient, deviendront les aphorismes d'une multitude de personnes de toute éducation et de tout rang. Il en résulte que le vrai moyen de livrer à la dérision l'homme le plus respectable ou la chose la plus sacrée, c'est de les faire jouer sur les théâtres. Mieux que personne, le démon l'a compris. Afin de populariser sa réhabilitation, en jetant au mépris de la foule les dogmes chrétiens qui le concernent, il s'est emparé d'un théâtre important de la capitale des lumières ; là il fait jouer ce que nous allons dire.

Un des derniers jours du mois d'août 1861, les murs de Paris offrirent aux regards une grande affiche bleue, sur laquelle on lisait en gros caractères : LA BEAUTÉ DU DIABLE, pièce fantastique en trois actes.

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En voici la rapide analyse. Une vaste pièce richement décorée s'ouvre devant vous. C'est un compartiment de l'enfer : c'est la chambre à coucher de monsieur Satan. A travers les rideaux blancs d'un lit voluptueux, parait la tête d'un jeune élégant qui demande qu'on l'habille. Les tables et les toilettes se chargent de cosmétiques, de flacons et de fers à friser, apportés par de petits diables, valets de chambre de Satan. Celui-ci sort du lit; on lui fait sa toilette; il s'admire et se fait admirer. Enivré de sa beauté, il se promet des conquêtes et annonce un bal pour le soir. Six danseuses de l'Opéra viennent, à point, de tomber en enfer. Au bruit des violons, on valse, on polke. Satan s'empare des nouvelles venues, et, pendant la danse, se permet à leur égard des paroles et des gestes qui n'ont pas tout le succès qu'il désire.

Furieux, il demande à tous les démons s'il n'est pas toujours le roi de la beauté. Quelque hésitation se manifeste dans les réponses. Satan redouble de fureur et veut savoir ce qu'est devenue sa beauté. Un damné, magnétiseur de profession, offre de lui révéler le mystère. On fait venir madame Satan. On l'endort et on lui demande ce qu'est devenue la beauté de son mari. Madame Satan ne répond pas, mais s'agite fortement sur son fauteuil. On multiplie les passes, on la charge de fluide; elle s'endort profondément. Interrogée de nouveau, elle dit : « C'est moi qui ai ôté la beauté à mon mari. - Pourquoi? - Parce qu'il en abusait. - Qu'en as-tu fait? - Je l'ai donnée à une jeune fille de Normandie. - De quel village? (Elle le nomme.) - Quand l'as-tu

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donnée? - Le Jour même où je l'ai ôtée à mon mari : c'est ce jour-là que la jeune fille est née. »

Satan n'en demande pas davantage. Il appelle son cocher, fait atteler sa voiture à la Daumont, et, transformé en inspecteur des écoles primaires, il part, avec le damné magnétiseur, pour aller à la recherche de sa beauté. Arrivé au village, il entre à l'école, examine les jeunes filles et demande l'âge de chacune. Huit sont nées le même jour. Laquelle possède la beauté de Satan? Impossible de le savoir. Une chose demeure certaine. c'est que la beauté de Satan lui reviendra, lorsque la jeune fille l'aura perdue. Sur l'avis du magnétiseur, il est décidé qu'on enlèvera les huit jeunes filles, et qu on les conduira à Paris. Fascinées, affolées, elles partent pour la capitale en compagnie de Satan et de son acolyte. Leur vertu ne tarde pas à faire naufrage, dans la vie de bohème, dont les détails dégoûtants remplissent une bonne partie de la pièce. Lorsque la dernière est flétrie, la beauté est rendue à Satan qui s'admire et qui revient se faire admirer aux enfers, après avoir promis fidélité à sa femme.

Telle est cette farce ignoble dont l'art, le goût, le français même sont absents : mais où marchent d'un pas égal la luxure et l'impiété. Satan transformé en fashionable ; l'enfer devenu un hôtel garni, où l'on arrive avec sa malle et son sac de voyage ; une maison de tolérance, où l'on boit, où l'on joue, où l'on danse, où l'on s'amuse et d'où l'on sort en calèche pour courir des aventures. Qu'est-ce qu'une pareille pièce ? sinon une longue moquerie des dogmes du christianisme, une profanation cynique des plus formidables mystères de l'éternité. Après avoir entendu, applaudi, absorbé ce ricanement

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sacrilège, qui conservera la moindre horreur du démon, la moindre crainte de l'enfer ? N'hésitons pas à le dire : jamais pareil scandale n'avait été donné au monde chrétien. Toutefois, il est un scandale plus grand que la pièce elle-même, c'est le succès qu'elle a obtenu. Croirait-on que cette monstruosité a eu soixante-trois représentations consécutives? Et cela, sur un des théâtres les plus connus de Paris, le théâtre du Palais-Royal ! Faut-il s'étonner si, cette année même, en présence d'une grande assemblée, on a pu porter et faire accueillir avec frénésie : un toast à la mort du pape, et à la santé des Diable !

Voilà où nous en sommes, au dix-neuvième siècle de l'ère chrétienne.

Comme symptôme, nous ne connaissons rien de plus significatif que cette pièce. Tel est aussi l'avis d'un éminent écrivain que nous aimons à citer. « Le démon, dit-il, avait jusqu'ici une forme incontestée, espèce de forme classique, que les maîtres de la littérature, jusqu'à M. Scribe lui-même, utilisaient, en ne l'altérant que le moins possible. Le démon avait toujours eu un but odieux et loyalement accusé. Aujourd'hui l'idéal du démon est couleur de rose. Sa personnalité toute charmante semble un décalque de la chanson de Béranger « Elle apparaît, Esprit, Fée ou Déesse, mais jeune et belle, elle sourit d'abord. »

« Par exemple, dans la Beauté du Diable, monsieur le Diable ne peut que conquérir de vives sympathies à la personnalité infernale. Ses malices sont bienfaisantes, ses tours sont ceux d'un bon génie de la bohème parisienne. Donc à l'idéal, catholique du démon, idéal saisissant de vérité, qui résume ou incarne le sensualisme parvenu à sa

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plus forte expression, l' homme-bête, voici que l'on oppose un idéal tout contraire.

« C'est étrange! nier les vérités du catholicisme, cela se comprend de la part de ceux que la force des choses a retenus en dehors de leurs lumières ; mais franchir l'abîme de la négation en ce qui touche la personnalité infernale, et la reconnaître pour la glorifier, pour la réhabiliter, pour la faire aimer ! c'est un fait incompréhensible, incompréhensible et très grave, puisqu'il porte la main sur une vérité à la fois religieuse et rationnelle, pour la détruire sans colère et sans profit. Il n'y a pas seulement la, manifestation de l'amour du merveilleux, il y a l'influence occulte de l'Esprit du mal. »

Se faire appeler comme roi. Quand le rationaliste du dix-neuvième siècle ne fait pas du Satan biblique un être imaginaire, il en fait un être digne de compassion. C'est tout simplement un révolutionnaire malheureux et qui ne l'est pas, plus ou moins, aujourd'hui ! En lui, la personnification vivante du mal et de la laideur morale, l'artiste trouve un type qui ne manque ni de noblesse ni de beauté. Le romancier le transforme en dandy du Jockey-Club, aux manières élégantes. Le comédien le présente comme le joyeux maître-d'hôtel de l'enfer, et l'enfer comme une villa confortable, où se trouvent réunis tous les genres de plaisirs.

Cependant protéger Satan, l'innocenter, l'embellir, demander au nom du progrès qu'on lui donne droit de bourgeoisie dans les sociétés chrétiennes, ne suffit pas comme autrefois, on veut qu'il devienne le prince et le Dieu du monde. Lui-même aspire, comme à son but final, à cette double souveraineté, qu'il prétend bien reconquérir. En effet, la révolution est aujourd'hui la puis-

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sance la plus formidable, et, à moins de miracles inouïs, la future reine du monde.

Qu'est-ce que la révolution? sinon Dieu en bas, et Satan en haut. Or, par la bouche d'un de ses fils, parlant à ses frères répandus aux quatre vents, la révolution disait naguère : « Lucifer est le chef de la pyramide sociale. C'est lui qui est le premier ouvrier, le premier martyr, le premier révolté, le premier révolutionnaire. Nous révolutionnaires, démocrates, socialistes, nous devons par respect et par gratitude porter sur notre drapeau l'image chérie de l'héroïque insurgé, qui le premier osa se révolter contre la tyrannie de Dieu. » (Discours d'un réfugié de Londres, prononcé à la taverne des Francs-Maçons, 1862).

Après avoir légitimé la haine de Dieu, en écrivant Dieu c'est le mal, un autre blasphémateur, trop connu, donne son coeur à Satan et l'appelle de tous ses voeux. Il lui dédie sa plume, lui consacre sa vie et invite l'Europe entière à suivre son exemple. « Viens, dit-il, viens, Satan, le calomnié des prêtres et des rois ; que je t'embrasse, que je te serre sur ma poitrine! Il y a longtemps que je te connais, et tu me connais aussi. Tes oeuvres, ô le béni de mon âme ! ne sont pas toujours belles ni bonnes ; mais elles seules donnent un sens à l'univers et l'empêchent d'être absurde. Que serait sans toi la justice ? un instinct. La raison ? une routine. L'homme ? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail. Tu ennoblis la richesse ; tu sers d'excuse à l'autorité ; tu mets le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit... » Et le reste, que notre main refuse de transcrire.

Proudhon n'est qu'un conséquentiaire. Du jour où retentit aux oreilles des jeunes générations de l'Occident

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cette parole devenue l'axiome de l'enseignement public :

« Le christianisme est vrai, mais il n'est pas beau. Il n'est beau, ni en littérature, ni en poésie, ni en éloquence, ni en philosophie, ni en peinture, ni en sculpture ; pour avoir le beau, il faut aller le chercher dans le paganisme. C'est là aussi, et là seulement, qu'on trouve les grandes civilisations, les grands caractères, les fortes institutions, les vraies lumières et la vraie liberté » : de ce jour, Satan se mit en marche pour rentrer dans le monde chrétien et y reformer son empire. L'imprudente Europe lui faisait un pont d'or : voyons s'il en a profité.

Quel est le roi de l'Europe moderne, envisagée dans ses caractères généraux? Le roi de l'Europe moderne est celui qui la gouverne dans l'ordre des idées et dans l'ordre des faits. Or, sept grands faits intellectuels et matériels, religieux et sociaux, constituent l'Europe moderne. La Renaissance, le Rationalisme, le Protestantisme, le Césarisme, le Voltairianisme, la Révolution française, et la Révolution proprement dite, lui donnent son cachet, lui impriment ses tendances. Celui qui les a produits, qui les perpétue, qui s'efforce de les réaliser jusque dans leurs dernières conséquences, celui-là est le vrai roi de l'Europe moderne. Est-ce le Saint-Esprit?

Si l'on descend aux détails, qui forme l'opinion publique ? Les blasphèmes inouïs que nous avons cités eussent été impossibles au moyen âge : l'idée même n'en serait tombée dans aucune tête. S'ils s'étaient produits ; l'Europe de Charlemagne et de saint Louis se fût bouché les oreilles pour ne pas les entendre, et les auteurs auraient expié par le supplice leur sacrilège audace. Quel Esprit régit la société à laquelle on peut impunément les faire entendre, qui s'y montre indifférente,

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qui en rit, qui les accueille? Est-ce le Saint-Esprit ?

Quel Esprit règne sur la presse, en général, sur les arts, aux théâtres, dans les académies, sur les romans, dans les journaux, sur les écrivains en vogue, de tout nom et de toute nuance : gent innombrable répandue sur tous les points de l'Europe et qui sème à pleines mains le mensonge et la corruption, comme le laboureur sème le grain dans son champ ? Est-ce le Saint-Esprit ?

Quel législateur a fait écrire dans les codes de l'Europe moderne le divorce, destructeur de la famille chrétienne ; le mariage civil, concubinage légal ; la liberté des cultes, patente officielle délivrée à tous les faux monnayeurs de la vérité, négation authentique de toute religion positive ; ironie sacrilège, en vertu de laquelle les sueurs des peuples servent à entretenir le catholicisme qui affirme, le protestantisme qui nie, le judaïsme qui se moque de l'un et de l'autre ? Est-ce le Saint-Esprit ?

Sous nos yeux on autorise, dans la capitale du royaume très chrétien, le culte public de Mahomet. De toutes les villes chrétiennes, Paris, l'âme des croisades, la ville de saint Louis, devait, ce semble, être la dernière où l'on bâtît une mosquée : Paris est la première. Est-ce le même Esprit qui règne sur le Paris du moyen âge et sur le Paris du dix-neuvième siècle ?

Cet événement, qui a dû faire tressaillir nos aïeux jusqu'au fond de leurs tombeaux, ne donne pas encore la mesure de la souveraineté que nous caractérisons. Elle est dans les chants de triomphe que la mosquée parisienne inspire aux organes de l'opinion publique. « Des musulmans, disent-ils, vont vivre à Paris, dans la ville de Clovis et de saint Louis, mêlés à nos troupes et sur le même pied qu'elles. Il suffit de ce mot

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pour marquer la portée d'un fait, qui ne serait modeste que par suite de la transformation prodigieuse, qu'ont subie nos idées et nos sentiments depuis un siècle. Oui, c'est ici un des événements caractéristiques de l'histoire de la civilisation européenne.... Le philosophe médite et admire. Songeons bien à tout ce que ce simple incident accuse de luttes, livrées contre les préjugés de race, et de victoires remportées sur le fanatisme. » (Journal des Débats, 8 mai 1863. - Aux jours de leurs fêtes, les soldats mahométans sont dispensés du service, et le dimanche, on n'en dispense pas les soldats chrétiens. Voir le récit de la fête de Laid-es-Ghir, célébrée à Paris le 9 mars 1864.)

Ainsi, pour être la plus religieuse des cinq parties du monde, il ne manque à l'Europe moderne que d'avoir des temples de Mormons, des temples de Bouddha, des pagodes de Confucius, des sanctuaires de tous les dieux de l'Afrique et de l'Océanie. Alors la victoire sur le fanatisme sera complète. N'est-ce pas appeler au trône le père du mensonge et rêver les beaux jours de son antique règne ? (Haec autem civitas (Roma)... omnium gentium serviebat erroribus, et magnam sibi videbatur assumpsisse religionem, quia nullam respuebat falsitatem. S. Leo, Ser. in Natal. app. Petr. et Paul.)

Enfin, à quel inspirateur faut-il attribuer la politique d'un monde qui se dit chrétien, et qui pousse avec une fureur babylonienne à toutes les jouissances matérielles, comme si l'on régénérait l'homme en l'engraissant ; qui sous le nom de droit nouveau inaugure le droit de la force : c'est-à-dire qui réhabilite le droit antique, aboli avec le règne de Satan ; droit prétendu qui, sous les grands mots de progrès et de liberté, cache la sécularisation des sociétés et leur émancipation de plus en plus com

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plète de l'autorité du christianisme; qui fait, qui encourage ou qui laisse faire la guerre au pape ; qui l'insulte, qui le calomnie, qui demande à grands cris la spoliation du dernier coin de terre indépendant, où il puisse reposer sa tête? Est-ce à l'Esprit qui a fondé l'Église?

Endormeurs et endormis, vous niez l'existence du démon et son action sur l'homme : dites-nous donc quel Esprit gouverne le monde actuel, considéré dans son ensemble.

CHAPITRE XXXIII LE SPIRITISME. Se faire adorer, but suprême de Satan. - Le Spiritisme. - Son apparition. - Sa pratique. - Sa doctrine. - Ses prétentions. - Il forme une religion nouvelle. Son symbole. - Ses règlements. - Ses finances. - Ses moyens de propagation. - Nombre croissant de ses adeptes.

Se faire adorer. Le Verbe incarné est Roi, il est Dieu. A ce double titre lui appartiennent les hommages et les adorations du genre humain. Ennemi implacable du Verbe, Satan veut à tout prix se substituer à lui, et comme Roi et comme Dieu. Tel est le but final qu'il a toujours ambitionné, qu'il a obtenu dans l'ancien monde, et qu'il obtient encore chez toutes les nations étrangères au christianisme. L'histoire dépose de ce fait, aussi ancien que la race humaine.

Pour le réaliser dans l'antiquité, il avait répandu trois grandes erreurs qui enveloppaient la terre entière : c'était le panthéisme, le matérialisme et le rationalisme. Ancrées dans les têtes, ces trois erreurs supplantaient radicalement le Verbe rédempteur, dont l'incarnation devenait, par le fait, impossible ou incroyable. Le terrain ainsi préparé, Satan montait de plain-pied sur les trônes et sur les autels. La raison en est simple L'homme ne peut se passer ni d'un maître ni d'un dieu. Créé pour obéir et pour adorer, il faut, quoi qu'il fasse,

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qu'il obéisse et qu'il adore. Jésus-Christ Dieu et Roi, ou Satan Dieu et Roi : l'alternative est impitoyable.

Or, si l'on soumet à l'analyse les erreurs dominantes dans l'Europe moderne, on découvre sans peine qu'elles se réduisent aux trois systèmes anciens : le panthéisme, le matérialisme et le rationalisme. Aujourd'hui, comme dans l'antiquité, leur dernier mot est l'anéantissement du dogme de l'incarnation. Si tout est Dieu, point d'incarnation ; si tout est matière, point d'incarnation ; si toute vérité est renfermée dans les limites de la raison, point de mystères, partant point d'incarnation.

Est-il besoin de dire que la négation directe de ce dogme fondamental refleurit parmi nous, avec un luxe d'audacieuse ignorance inconnu depuis l'Évangile ? Faut-il ajouter qu'elle est accueillie avec une ardeur, dont le spectacle fait monter la rougeur au front et remplit l'âme d'épouvante ? C'est un signe des temps. Sans l'élément catholique, qui lutte encore pour maintenir sur son piédestal divin la personne du Verbe incarné, le monde actuel retomberait dans les conditions du monde ancien. Plus cet élément s'affaiblit, plus s'aplanit la voie au retour du démon sur ses antiques autels. La raison le dit et l'histoire le confirme : à l'homme d'aujourd'hui aussi bien qu'à l'homme d'autrefois, il faut un Dieu : détrôner le Verbe, c'est introniser Satan.

A la vue de l'Europe tournant le dos au christianisme, une pareille chute était facile à prévoir. Elle a été prévue, annoncée, démontrée, il y a plus de vingt ans ; mais les voyants furent traités de rêveurs. Au dix-neuvième siècle, le monde retourner au paganisme ! Insensé qui le dit, stupide qui le croit. Cependant, le paganisme,

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dans ses éléments constitutifs, continuait d'envahir la société : c'était déjà le paganisme même. Pour paganiser les âmes, il n'est pas besoin d'idoles matérielles. Le monde était païen avant que la main de l'homme offrit à ses adorations des dieux de marbre ou de bronze. Le paganisme, c'est la négation du Verbe incarné et du surnaturel divin ; et, comme conséquence inévitable, l'adoration de ce qui n'est pas le vrai Dieu, de ce qui n'est pas le vrai surnaturel. Or, adorer ce qui n'est pas le vrai Dieu, c'est adorer un dieu faux, c'est adorer Satan, c'est être païen. « Que l'objet de l'idolâtrie, dit Tertullien, revête, ou non, une forme plastique, ce n'est pas moins l'idolâtrie. » (Idolum aliquandiu retro non erat... Tamen idololatria agebatur, non in isto nomine, sed in isto opere. Nam et hodie extra templum et sine idolo agi potest. De Idolol., c. m.)

Comme l'âme appelle le corps, le culte intérieur appelle le culte extérieur. Dans l'antiquité, Satan jouissait de l'un et de l'autre : il en jouit encore chez les nations idolâtres. Or, Satan ne change ni ne vieillit. Ce qu'il fut, il veut l'être ; ce qu'il eut, il veut l'avoir. Il le veut d'autant plus que les oracles, les évocations, les apparitions, les guérisons, les prestiges étaient son principal instrument de règne et une partie intégrante de sa religion. Il était donc infaillible que, tôt ou tard, il reviendrait avec tout ce cortège de pratiques victorieuses, habilement modifiées suivant les temps et les personnes. Ainsi parlait la logique, qui attendait avec confiance, disons mieux, avec terreur, la confirmation de ses raisonnements. Le monde en était là, lorsque, chez le peuple le plus rationaliste du globe, se manifestent mille phénomènes étranges, attribués à des

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agents surnaturels, et dont l'ensemble a pris le nom de Spiritisme ou Religion des esprits. En voici l'historique.

« Vers 1850, dit un de ses grands prêtres, l'attention fut appelée, aux États-Unis d'Amérique, sur divers phénomènes étranges, consistant en bruits, coups frappés et mouvements d'objets, sans cause connue. Ces phénomènes avaient souvent lieu spontanément, avec une intensité et une persistance singulières ; mais on remarqua aussi qu'ils se produisaient plus particulièrement sous l'influence de certaines personnes, que l'on désigna sous le nom de Médiums et qui pouvaient en quelque sorte les provoquer à volonté, ce qui permit de répéter les expériences.

« On se servit surtout pour cela de tables, non que cet objet soit plus favorable qu'un autre (Cela n'est pas sûr; le démon ne fait rien sans motif. De toute antiquité, les tables ont été les objets privilégiés dont il s'est servi pour rendre ses oracles. On connaît le fameux texte de Tertullien : per quos (daemones) mensae divinare consueverunt. Généralement, les tables sont de bois; et l'on sait que la divination par le bois est déjà frappée d'anathème dans l'Ancien Testament : Maudit celui qui dit au bois : Éveille-toi et lève-toi. Pourquoi cette préférence ? Ne serait-ce pas que Satan aurait voulu faire servir à l'affermissement de son empire le bois par lequel il avait vaincu, et par lequel, à son tour, il devait être vaincu : ut qui in ligno vincebat, in ligno quoque vinceretur) ; mais uniquement parce qu'il est mobile, plus commode.... on obtint des rotations de la table, puis des mouvements en tous sens, des soubresauts, des renversements, des soulèvements, des coups frappés avec violence, etc. C'est le phénomène qui fut désigné, dans le principe, sous le nom de Tables tournantes.

« On ne tarda pas à reconnaître, dans ces phénomènes,

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des effets intelligents. Ainsi le mouvement obéissait à la volonté ; la table se dirigeait à droite ou à gauche vers une personne désignée, se dressait au commandement sur un ou deux pieds, frappait le nombre de coups demandé, battait la mesure, etc. Il demeura dès lors évident que la cause n'était pas purement physique ; et, d'après cet axiome que : Si tout effet a une cause, tout effet intelligent doit avoir une cause intelligente, on conclut que la cause de ce phénomène devait être une intelligence (Allan Kardec, le Spiritisme à sa plus simple expression, p. 3 et 4. - Allen Kardec est un pseudonyme donné par les Esprits à M. Reivail, qui dans une précédente existence fut soldat breton, du nom d'Allan Kardec.)

Le raisonnement est sans réplique, comme le fait luimême est incontestable : mais quelle était la nature de cette intelligence ? Là était la question. « La première pensée fut que ce pouvait être un reflet de l'intelligence du médium ou des assistants ; mais l'expérience en démontra bientôt l'impossibilité, parce qu'on obtint des choses complètement en dehors de la pensée et des connaissances des personnes présentes, et même en contradiction avec leurs idées, leur volonté et leur désir ; elle ne pouvait donc appartenir qu'à un être invisible.

« Le moyen de s'en assurer était fort simple. Il s'agissait d'entrer en conversation avec cet être, ce que l'on fit au moyen d'un nombre de coups de convention signifiant oui ou non, en désignant les lettres de l'alphabet, et l'on eut de cette manière des réponses aux diverses questions qu'on lui adressait. C'est le phénomène qui fut désigné sous le nom de Tables parlantes.

« Tous les êtres qui se communiquèrent de cette façon,

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interrogés sur leur nature, déclarèrent être Esprits et appartenir au monde invisible. Les mêmes effets s'étant produits dans un grand nombre de localités, par l'entremise de personnes différentes, et étant d'ailleurs observés par des hommes très sérieux et très éclairés, il n'était pas possible qu'on fût le jouet d'une illusion. De l'Amérique ce phénomène passa en France et dans le reste de l'Europe où, pendant quelques années, les tables tournantes et parlantes furent à la mode, et devinrent l'amusement des salons; puis, quand on en eut assez, on les laissa de côté pour passer à une autre distraction....

« Les communications par coups frappés étaient lentes et incomplètes. On reconnut qu'en adaptant un crayon à un objet mobile : corbeille, planchette ou autre, sur lequel on posait les doigts, cet objet se mettait en mouvement et traçait des caractères. Plus tard on reconnut que ces objets n'étaient que des accessoires dont on pouvait se passer. L'expérience démontra que l'Esprit, agissant sur un corps inerte pour le diriger à volonté, pouvait agir de même sur le bras ou la main pour conduire le crayon.

« On eut alors des Médiums écrivains, c'est-à-dire des personnes écrivant d'une manière involontaire sous l'impulsion des Esprits, dont elles se trouvaient être ainsi les instruments et les interprètes. Dès ce moment les communications n'eurent plus de limites.... » (Allan Kardec, le Spiritisme à sa plus simple expression, p. 4 et 7.)

Aux médiums écrivains, se joignent aujourd'hui les Médiums évocateurs et les Médiums guérisseurs. Très nombreux depuis huit ans, les premiers obtiennent

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des esprits les phénomènes les plus surprenants : apparitions de spectres, ou de flammes phosphorescentes, sons articulés, écritures spontanées (On met sur une table, quelquefois sur une tombe, une feuille de papier, où sont écrites différentes questions. L'esprit est prié d'y répondre. Au bout de quelques instants vous reprenez le papier, et vous y trouvez la réponse clairement écrite. C'est ce qu'on appelle écritures directes.. L'antiquité païenne les connaissait sous le nom d' oracles par les songes, et dont nous avons cité des exemples), rigidité et insensibilité de tous les membres du corps, immobilité instantanée de toutes les pendules d'un appartement, etc.

« Quant aux seconds, ils tendent à se multiplier, ainsi que les esprits l'ont annoncé, et cela en vue de propager le Spiritisme, par l'impression que ce nouvel ordre de phénomènes ne peut manquer de produire sur les masses, car il n'est personne qui ne tienne à sa santé, même les plus incrédules... Entre le magnétiseur et le médium guérisseur, il y a cette différence capitale que le premier magnétise avec son propre fluide, et le second avec le fluide épuré des esprits. Les médiums guérisseurs sont un des mille moyens providentiels, pour hâter le triomphe du Spiritisme. » (Revue Spirite, janvier 1864, p. 10 et 11. - Que les démons puissent opérer des guérisons plus ou moins réelles, la chose ne parait pas contestable. Tertullien en donne le secret ; et les nombreux ex voto appendus aux murs des temples païens d'autrefois attestent la croyance des peuples. Quoi qu'ils en disent, les spirites n'en sont pas encore là. Leur grand médium guérisseur, le zouave Jacob, dont la renommée occupait tout Paris l'année dernière, 1867, a fini par un fiasco complet.)

Tels sont, jusqu'à ce jour, les principaux phénomènes spirites et les modes ordinaires de communication avec les esprits. Mais enfin que faut-il penser de ces phénomènes, et quels sont ces esprits?

Dire comme quelques-uns : « Je nie tous ces phéno

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mènes parce que je n'en ai vu aucun; » c'est dire : Je nie pékin, parce que je n'y suis jamais allé. C'est dire aux témoins de ces phénomènes : Vous êtes trompés ou trompeurs. Or, ce compliment s'adresse, non pas à quelques individus, faciles à séduire, ou complices intéressés d'un grossier mensonge ; mais à des milliers d'hommes, sérieux et honorables, de tous les pays, qui ne se connaissant pas, qui ne s'étant jamais vus, se trouveraient hallucinés le même jour, à la même heure, ou s'entendraient, pour affirmer comme vrai un fait matériellement faux. C'est dire enfin : Je nie, parce que je nie. Or, niais venant de nier, la négation sans preuve est une niaiserie. Laissons-la pour le compte de celui qui se la permet et passons.

Dire comme plusieurs : « Ces phénomènes existent, mais ils n'ont rien de surnaturel. Tours de physique, jongleries, tout au plus résultats de certaines influences fluidiques : ils ne sont pas autre chose.

Tours de physique! Et la preuve? « La preuve! c'est qu'on en voit de semblables chez notre grand prestidigitateur, Robert-Houdin. » Vous avez donc vu chez Robert-Houdin ce que des milliers de témoins affirment avoir vu chez les Spirites, des tables qui tournaient, qui se soulevaient, qui battaient la mesure au contact du petit doigt d'un enfant! Vous avez donc vu des tables intelligentes, qui répondaient à vos questions et qui écrivaient elles-mêmes leurs réponses! Vous avez donc vu Robert-Houdin vous dire ce qui se passait à cent lieues de vous ; vous découvrir des choses connues de vous seul. Atteint d'une maladie interne, rebelle aux efforts de l'art, vous l'avez entendu vous décrire avec exactitude, au simple contact de vos cheveux, la nature de votre

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mal ; et lui, qui n'est ni médecin ni chimiste, vous nommer avec précision, et par leur nom scientifique, les médicaments nécessaires à votre guérison! Non, rien de pareil ne se fait chez Robert-Houdin.

Jongleries! Et la preuve ? « La preuve ! c'est qu'aujourd'hui les charlatans sont si nombreux et si habiles, qu'on ne sait plus à qui se fier. » Qu'aujourd'hui les charlatans soient habiles et nombreux, rien n'est plus vrai ; que vous vous teniez sur vos gardes, rien n'est plus sage. Mais la question n'est pas là. Elle est de savoir quelles raisons vous avez de croire que les Spirites sont des charlatans, et les témoins de leurs phénomènes, des compères ou des dupes? Comme on ne peut discuter l'inconnu, nous attendons vos motifs.

« Mes motifs, répondez-vous, je les ai dits : je ne puis admettre l'intervention des esprits dans cet ordre de phénomènes. » Dire que vous ne pouvez pas, c est dire que vous ne pouvez pas. Ce n'est pas justifier votre négation, c'est affirmer votre impuissance, rien de plus, rien de moins. Or, votre impuissance est écrasée sous la puissance du témoignage, mille fois répété, de milliers de témoins oculaires, sains de corps et d'esprit, et doués comme vous de raison, de science, d'expérience, de sang-froid et de méfiance. Elle est écrasée, plus encore, par le témoignage du monde entier, depuis des milliers d'années; car il y a des milliers d'années que le monde voit des Spirites. Or, de ces deux témoignages sort une voix qui domine toutes les autres et qui dit : Non, les phénomènes spirites ne sont pas des jongleries (Voir les savants ouvrages de Delrio, Disquisitiones magicae ; de Pignatelli, Novissimae Consultationes ; de MM. Desmousseaux, de Mirville, Bizouard, Des rapports de l'homme avec le démon. 6 vol. in-8, etc.)

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Influences fluidiques ! Et la preuve ? « La preuve! c'est que les fluides sont des agents mystérieux, capables de produire des effets surprenants et qui nous paraissent surnaturels, bien qu'ils n'aient rien que de très naturel. » Admettons les fluides; mais avant tout, veuillez me dire au juste ce que c'est qu'un fluide. L'avez-vous vu ? L'avez-vous touché ? L'avez-vous analysé ? Quelle est sa couleur ? Quels sont ses éléments ? Est-ce quelque chose de matériel ou de spirituel ? Si c'est quelque chose de matériel, expliquez-moi comment un agent matériel peut produire des effets qui ne sont pas matériels : me faire lire les yeux fermés, voir à distance, connaître ce qui se passe dans des pays éloignés, que je n'ai jamais vus, où je ne connais personne. Si le fluide est quelque chose d'une nature spirituelle, nous sommes d'accord. Ce que vous appelez fluide, nous l'appelons esprit.

Mais donner une définition exacte du fluide vous embarrasse ; car vous dites vous-même que c'est un agent mystérieux. S'il est mystérieux,vous ne le connaissez donc pas, ou vous le connaissez trop imparfaitement, pour lui attribuer avec certitude tels ou tels effets. Cette manière de raisonner n'est ni neuve ni nouvelle. Toute la secte matérialiste d'Epicure en faisait usage contre les oracles et les prestiges, c'est-à-dire contre le Spiritisme de l'antiquité. Suivant eux, tous ces phénomènes étaient dus à des exhalaisons souterraines dont la nature n'était pas connue. C'est ainsi que la peur du surnaturel les conduisait au contradictoire et à l'absurde : gardons-nous d'y tomber. Or, nous y tomberions en nous payant de mots mal définis, pour les mettre à la place des choses.

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En résumé, à moins de donner dans le pyrrhonisme universel, on est contraint d'admettre, dans leur ensemble, la réalité des phénomènes spirites et la spiritualité des agents qui les produisent.

Mais quels sont ces esprits ? Ils ne peuvent être que des anges bons ou mauvais, des âmes saintes ou des âmes réprouvées. Or, ils ne sont ni de bons anges, ni des âmes saintes. D'une part, les bons anges et les saints ne sont pas aux ordres de l'homme, en ce sens qu'ils viennent d'une manière sensible à l'appel du premier venu, pour satisfaire sa curiosité et lui servir de passe-temps : pareille chose ne s'est jamais vue, jamais dite, jamais crue. D'autre part, Dieu défend, sous les peines les plus sévères, d'interroger les morts (Nec inveniatur in te... qui quaerat a mortuis veritatem. Deuter., XVIII, 11 ; Exod., XXII, 8. - C'est un usage criminel pratiqué parmi les Gentils : Numquid non populus a deo suo requirit, pro vivis a mortuis ? Is., XIII, 19. - Omnia haec abominatur Dominus. Deuter., ibid.) Les prétendus morts qui répondent désobéissent donc à Dieu ; ils ne sont donc pas des saints.

Que sont-ils donc ? des damnés ou des démons. Mais, pas plus que les saints, les damnés ne sont aux ordres des évocateurs. Quels Esprits répondent donc à leur appel ? Les démons qui habitent autour de nous, qui sont toujours prêts à nous tromper et qui ont mille moyens d'y réussir. C'est le raisonnement péremptoire de Monseigneur l'évêque de Poitiers (Id. de saint Aug., Lib. De cura pro mort. gerend. c. VIII ; id. de saint Th., I p., q. 89, art.8.)

« S'il n'est pas permis, dit le savant prélat, d'interroger les morts, et par conséquent si Dieu refuse aux morts la faculté de répondre aux questions, que les

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vivants ne peuvent leur adresser licitement, de quelle source peuvent émaner ces réponses, que l'on se flatte d'obtenir et que l'on obtient quelquefois ? Manifestement nul autre que l'Esprit de ténèbres ne peut obéir à ces interpellations coupables. La communication avec les Esprits est donc, ni plus ni moins, le commerce avec les démons. C'est, par conséquent, le retour à ces monstrueux désordres et à ces superstitions damnables, qui ont placé pendant tant de siècles et qui placent encore les nations païennes sous la honteuse servitude des puissances infernales. » (Instr. past., t. III, p. 43 et 45.)

A l'autorité de l'illustre évêque, joignons celle d'un théologien romain, dont le récent ouvrage est honoré d'une lettre du souverain pontife, Pie IX. « Le magnétisme animal, dit le Père Perrone, le somnambulisme et le spiritisme, dans leur ensemble, ne sont autre chose que la restauration de la superstition païenne et de l'empire du démon. » (Magnetismus animalis, somnambulismus et spiritismus, in suo complexu, nil aliud sunt quam paganae superstitions atque imperii daemonis instauratio. De Virt. Relig., in-8, p. 351, n. 825. Romae, 1866.)

Les spirites, niant la personnalité des démons, protestent contre ce raisonnement ; mais, par une inconséquence qui les confond, ainsi que nous le verrons bientôt, ils soutiennent que les communications avec les Esprits sont un fait connu de toute antiquité. « La réalité des phénomènes spirites, écrivent-ils, rencontra de nombreux contradicteurs. Les uns n'y virent qu'une jonglerie... Les matérialistes rejetèrent l'existence des Esprits au rang des fables absurdes... D'autres, ne pouvant nier les faits, et sous l'empire d'un certain ordre

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d'idées (Lisez: le clergé et les catholiques, fidèles aux enseignements de la révélation), attribuèrent ces phénomènes à l'influence exclusive du Diable, et cherchèrent par ce moyen à effrayer les timides. Mais aujourd'hui la peur du Diable a singulièrement perdu de son prestige. On en a tant parlé, on l'a peint de tant de façons, qu'on s'est familiarisé avec cette idée ; et que beaucoup se sont dit qu'il fallait profiter de l'occasion, pour voir ce qu'il est réellement. Il en est résulté, qu'à part un petit nombre de femmes timorées, l'annonce de l'arrivée du vrai diable avait quelque chose de piquant, pour ceux qui ne l'avaient vu qu'en peinture ou au théâtre ; elle a été pour beaucoup de gens un puissant stimulant. » (Allan Kardec , le Spiritualisme à sa plus simple expression, p. 56.)

Après avoir fait, sans s'en douter, le portrait fidèle des dispositions générales du monde moderne à l'égard du démon, l'oracle du Spiritisme dit ailleurs : « Bien que les phénomènes spirites se soient produits dans ces derniers temps d'une manière plus générale, tout prouve qu'ils ont eu lieu dès les temps les plus reculés. Ce dont nous sommes témoins aujourd'hui n'est donc point une découverte moderne : C'EST LE RÉVEIL DE L'ANTIQUITÉ ; mais de l'antiquité dégagée de l'entourage mystique qui a engendré les superstitions, de l'antiquité éclairée par la civilisation et le progrès dans les choses positives... » (Cela veut dire de l'antiquité telle qu'elle était avant le christianisme, telle qu'elle revient à mesure que le christianisme perd du terrain : M. Allan Kardec parle d'or. Nous l'aurions payé pour soutenir notre grande thèse du paganisme moderne, qu'il n'aurait pas mieux dit.)

« Le fait des communications avec le monde invisible se trouve en termes non équivoques dans les ré

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cits bibliques, dans saint Augustin, saint Jérôme, saint Chrysostome, saint Grégoire de Nazianze. Les plus savants philosophes de l'antiquité l'ont admis Platon, Zoroastre, Confucius, Pythagore..., Nous le trouvons dans les mystères et les oracles..., dans les devins et les sorciers du Moyen Age... dans toute la phalange des nymphes, des génies bons et mauvais. des sylphes, des gnômes, des fées, des lutins, etc. » (Revue spirite, 8 janvier 1858).

Telle est donc l'honorable généalogie du Spiritisme. De l'aveu de leur organe le plus accrédité, les spirites modernes ont pour ancêtres et pour collègues toutes les pythonisses, toutes les sorcières, tous les Esprits des temps anciens. Cette antiquité leur plaît, et ils s'en font gloire. Ainsi les protestants se flattent d'avoir pour ancêtres les Hussites, les Vaudois, les Albigeois, et par eux de remonter aux premiers siècles de l'Église.

Dans le prospectus d'une magnétiseuse, établie dans un des beaux quartiers de Paris, nous lisons (mars 1864) :

« La science dont nous allons entretenir nos lecteurs est certainement une des plus anciennes et des plus intéressantes pour l'espèce humaine. Avant le seizième siècle, cette science était connue sous le nom d' Esprit de sortilège et de magie. Deux siècles après, le docteur Mesmer reconnut, dans cette science non définie, un agent puissant qui s'insinue par influence céleste, près des nerfs, dont il développe l'activité, etc. »

Le généalogiste a raison : les phénomènes spirites d'aujourd'hui sont bien les mêmes que ceux de l'antiquité païenne et du monde actuel soumis à l'idolâtrie. Quelle différence, en effet, sinon peut-être dans la forme,

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trouvez-vous entre les évocations, les oracles, les consultations, les prestiges que nous voyons, après dix-huit siècles de christianisme, reparaître en Europe, et ce qui se faisait, il y a deux mille ans, à Claros, à Dodone, à Préneste, dans toutes les villes des Grecs et des Barbares, comme dit Plutarque, et qui se pratique encore en Afrique, aux Indes, au Tibet, en Chine, partout, enfin, où l'Évangile n'a pas été prêché ?

Si l'auteur n'avait pas été aveuglé par le parti pris, il aurait conclu en disant : l'identité des effets démontre l'identité de la cause. Or, toute l'antiquité attribue aux démons, et non aux âmes des morts, les phénomènes spirites. La cause n'est donc pas plus contestable que le fait lui-même (Les catholiques se souviendront qu'il serait aussi dangereux qu'il est absurde, de nier, dans leur ensemble, l'authenticité des manifestations démoniaques actuelles. La négation du surnaturel satanique conduit à la négation du surnaturel divin. Le surnaturel satanique n'est tel que par rapport à nous ; par rapport aux démons il est naturel. C'est le sens que nous donnons à ce mot dans le cours de notre ouvrage.)

Que toute l'antiquité attribue aux démons les phénomènes dont il s'agit, c'est un fait que nul ne peut nier sans tomber dans le scepticisme. Puisque nous l'avons déjà prouvé, contentons-nous de citer ici Tertullien. Il y a dix-sept siècles que, arrachant le masque aux prétendus morts d'Allan Kardec et des spirites modernes : « La magie, disait-il, promet d'évoquer les âmes des morts. Qu'est-ce donc que la magie ? Une tromperie. Mais l'auteur de la tromperie n'est connu que de nous seuls chrétiens, initiés aux mystères des mauvais esprits. Les démons sont les auteurs de la magie, au moyen de laquelle ils se donnent pour des morts. On invoque donc les morts jeunes, les morts

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de mort violente ; mais ce sont les démons qui opèrent sous le masque des rimes. » (Magia... quae animas... evocaturam se ab inferûm incolatu pollicetur. Quid ergo dicemus magiam ? quod omnes pene, fallaciam. Sed ratio fallaciae, solos non fugit christianos, qui spiritualia nequitiae novimus... In qua se daemones perinde mortuos fingunt... itaque invocautur quidem Ahori et Biothanati, sed daemones operantur sub obtentu earum (animarum). De Anim., c. LVII.)

Saint Augustin ajoute : « Ces esprits, trompeurs, non par nature, mais par malice, se donnent pour des dieux ou pour des âmes des morts, et non pour des démons, ce qu'ils sont réellement » (Hi spiritus, non natura, sed vitio fallaces, simulant se deos et animas defunctorum, daemones autem non simulant, sed plane sunt. De civit. Dei, lib. X, c. XI, 2.)

Au témoignage de la tradition, les Pères ajoutaient l'autorité des faits. Preuves en main, ils mettaient à découvert la nature de ces prétendus morts, en rappelant les erreurs et l'immoralité de leur doctrine rien n'est changé. Malgré tous ses artifices, nulle part le démon ne se trahit avec plus d'évidence que dans les enseignements qu'il donne aux spirites contemporains, avec mission de s'en faire les organes. Aujourd'hui, comme autrefois, mélange de vrai et de faux, ses enseignements finissent par des erreurs radicales. En effet, le catholicisme est la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Toute affirmation opposée est erreur, et vient évidemment du Père du mensonge.

Or, les Esprits enseignent six erreurs, c'est-à-dire six négations qui vont à la ruine complète du catholicisme. Ils nient : 1° l'existence des démons; 2° l'éternité des peines; 3° la résurrection des corps.; 4° le péché originel; 5° la révélation chrétienne; 6° par conséquent, la divinité même de Notre Seigneur.

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Venons aux preuves. Par l'organe de tous leurs médiums et surtout par la bouche de leur grand-prêtre, Allan-Kardec, les esprits disent : « Le spiritisme combat l'éternité des peines, le feu matériel de l'enfer, la personnalité du diable. D'après la doctrine des Esprits sur les démons, le diable est la personnification du mal ; c'est un être allégorique, résumant en lui toutes les mauvaises passions des esprits imparfaits. Les Esprits ne sont autres que les âmes.

« Les Esprits revêtent temporairement un corps matériel. Ceux qui suivent la route du bien avancent plus vite, sont moins longs à parvenir au but et y arrivent dans des conditions moins pénibles... Le perfectionnement de l'Esprit est le fruit de son propre travail. Ne pouvant, dans une seule existence corporelle, acquérir toutes les qualités morales et intellectuelles qui doivent le conduire au but, il y arrive par une succession d'existences, à chacune desquelles il fait quelques pas en avant dans la voie du progrès... Lorsqu'une existence a été mal employée, elle est sans profit pour l'Esprit, qui doit la recommencer dans des conditions plus ou moins pénibles, en raison de sa négligence et de son mauvais vouloir...

« Les Esprits, en s'incarnant, apportent avec eux ce qu'ils ont acquis dans leurs existences précédentes. Les mauvais penchants naturels sont les restes des imperfections de l'Esprit, dont il ne s'est pas entièrement dépouillé ; ce sont les indices des fautes qu'il a commises et le véritable péché originel... En disant que l'âme apporte en renaissant le germe de son imperfection, de ses existences antérieures, on donne du péché originel une explication logique que chacun peut comprendre et admettre...

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« Dans ses incarnations successives, l'Esprit s'étant peu à peu dépouillé de ses impuretés et perfectionné par le travail, arrive au terme de ses existences corporelles, appartient alors à l'ordre des Esprits purs ou des anges, et jouit à la fois de la vue complète de Dieu et d'un bonheur sans mélange pour l'éternité (Sur la prétendue réincarnation des âmes, les spirites ne sont pas d'accord. Allan Kardec et son école la soutiennent; Piérart et son école la nient radicalement. Mais spirites et spiritualistes, Kardec et Piérart sont d'accord pour attaquer le christianisme et y substituer la religion des Esprits.)

« Le Spiritisme est indépendant de tout culte particulier... Il n'en prescrit aucun, il ne s'occupe pas des dogmes particuliers... On peut donc être catholique grec ou romain, protestant, juif ou musulman... et être spirite ; la preuve est que le Spiritisme a des adhérents dans toutes les sectes... Hommes de toutes castes, de toutes sectes et de toutes couleurs, vous êtes tous frères ; car Dieu vous appelle tous à lui. Tendez-vous donc la main, quelle que soit votre manière de l'adorer, et ne vous lancez pas l'anathème ; car l'anathème est la violation de la loi de charité, proclamée par le Christ » (Allan Kardec, Le Spiritisme à sa plus simple expression, p. 15, 16, 18, 19, 21, 22, 28, 5e édit. I863; et Instructions pratiques sur les manifestations spirites, passim. Paris, 1858. -- Vous ne savez ce que vous dites : le Christ dont vous invoquez l'autorité n'a-t-il pas lancé l'anathème contre celui qui ne croit pas ? « Celui qui ne croira pas sera condamné ; il est déjà jugé. Celui qui n'écoute pas l'Église doit être tenu pour un païen et un publicain. » Votre charité sans la foi est une chimère. L'union des coeurs suppose l'union des intelligences. - Les mêmes erreurs sont enseignées dans tous les livres et journaux spirites.)

Croirait-on que, pour les faire plus facilement accepter, le Spiritisme a l'audace de mettre ses erreurs monstrueuses dans les bouches même les plus catholiques ? Lazare, saint Jean l'Évangéliste, saint Paul, saint Au

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gustin, saint Louis, saint Vincent de Paul, nos prédicateurs célèbres et jusqu'au vénérable curé d'Ars reviennent de l'autre monde, pour dire aux vivants que nos dogmes les plus sacrés sont des fables, et eux, par conséquent, des dupes ou des imposteurs. N'est-ce pas la négation du catholicisme la plus radicale et sans contredit la plus perfide, qu'on ait vue chez les nations baptisées ? (Nous savons bien que dès le premier siècle de l'Église les disciples de Simon le magicien se flattaient d'évoquer les âmes des saints et des prophètes ; mais on ne voit pas qu'ils en faisaient les apôtres de leurs erreurs. Les spirites actuels sont plus audacieux que leurs maîtres. Ecce hodie ejusdem Simonis haereticos tanta praesumptio artis (magicae) extollit, ut etiam prophetarum animas ab inferis movere se spondeant. Absit ut animam alicujus sancti, nedum prophetae, a daemonio credamus extractam, edocti quod ipse Satanas transfiguratur in angelum lucis, nedum in hominem lucis, etiam Deum se adseveratu rus in fine. Tertull., De anima, o. L.vii.)

En faut-il davantage pour faire connaître la nature des Esprits qui répondent à l'appel des spirites?

Toutefois, détruire la religion du Verbe incarné n'est que le côté négatif de l'oeuvre, lui substituer la religion des Esprits, c'est-à-dire des démons, en est le côté positif. « Les Esprits annoncent, dit Allan-Kardec, que les temps marqués par la Providence pour une manifestation universelle sont arrivés, et qu'étant les ministres de Dieu et les agents de sa volonté, leur mission est d'instruire et d'éclairer les hommes, en ouvrant une nouvelle ère pour la régénération de l'humanité... (Le livre des esprits, Prolégomènes.)

« Plusieurs écrivains de bonne foi, qui ont combattu à outrance le Spiritisme, renoncent à une lutte encore inutile. C'est que la nécessité d'une transformation morale se fait de plus en plus sentir. La ruine du vieux

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monde est imminente, parce que les idées qu'il préconise ne sont plus à la hauteur où est arrivée l'humanité intelligente. On sent qu'il faut quelque chose de mieux que ce qui existe, et on le cherche inutilement dans le monde actuel. Quelque chose circule dans l'air comme un courant électrique précurseur, et chacun est dans l'attente; mais chacun se dit aussi que ce n'est pas l'humanité qui doit reculer. » (Revue spirite, janv. 1864, p. 4 et 5.)

Où va-t-elle ? D'une voix unanime, les spirites déclarent qu'elle va au spiritisme. « Le spiritisme, disent-ils, est la religion de l'avenir. Le spiritisme est la religion léguée aux hommes par le Christ, épurée de toutes les erreurs que leur orgueil ou leur ignorance y ont introduites... Le spiritisme est loin d'être une religion nouvelle, mais l'essence même des principes sublimes que le Christ a légués aux hommes, pressentis par Socrate et Platon ; car il n'est rien venu détruire, mais épurer la loi mosaïque, comme aujourd'hui le spiritisme celle du christianisme. » (La Vérité, journal spirite de Lyon ; l'Avenir, moniteur du spiritisme, 24 novembre 1864. Ce dernier journal avait pour rédacteur en chef Alis d'Ambel, lieutenant d'Allan Kardec, qui, suivant l'usage trop commun parmi les spirites, vient de se suicider.)

Ailleurs : « Le spiritisme éclaire tout ; il est la synthèse de toutes les sciences, de toutes les révélations, de toutes les religions. Comme le christianisme, dont il est le complément et la consécration, le spiritisme aura ses Judas ; et comme cette doctrine sacrée, il lui faudra renverser les milliers d'obstacles, que le vieux monde et les vieilles croyances coalisées dressent et dresseront de toutes parts contre lui » (Avenir, id.. 8 septembre 1864.)

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Un de leurs médiums, parlant sous l'influence de l'Esprit, est plus explicite encore : « Oui, le spiritisme est une religion, car elle procède de la toute-puissance du Très-haut, mais non comme dans votre monde on entend ce mot, c'est-à-dire avec entourage de culte extérieur, de simulacres, de chants, cortège obligé de toutes les institutions qui, jusqu'à ce jour, ont pris ce titre. Le spiritisme est la religion du coeur, l'esprit des pensées émises par le Christ... Aujourd'hui la religion chrétienne ne vit plus, terrassée à son tour par un catholicisme païen... c'est cette religion, faussée par les traditions, par les disputes théologiques, par les conciles, que le spiritisme actuel a pour mission de régénérer » (L'Avenir, moniteur du spiritisme, 11 novembre 1884.)

Mêmes doctrines, ou plutôt mêmes blasphèmes, sur les lèvres d'un autre Esprit, parlant à Paris par l'organe du médium P. S. Leymarie. « Les tendances de l'homme ont changé : l'époque actuelle, comme la chrysalide, semble se transformer pour prendre des ailes ; la science des Esprits, impossible il y a cinquante ans, s'identifie avec le bon sens général. Vous écoutez ces voix amies qui viennent détruire vos incertitudes. Leur programme est un travail de propagande spirituelle. Ce qu'ils veulent est la rénovation des idées religieuses, comme base et condition de la société européenne, réorganisée sur de nouveaux principes... C'est un travail religieux tel, qu'il sera l'oeuvre capitale de ce siècle, et l'un des plus grands mouvements de l'intelligence humaine depuis Jésus-Christ » (ibid.)

Et ailleurs ; Oui, le spiritisme est bien le levier

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puissant qui doit rendre à la morale chrétienne son mouvement normal et effectif entravé depuis tant de siècles, Oui, son but unique et son effet immédiat est bien la régénération de l'humanité » (L'Avenir, Il août 1864.)

Plus loin: « Si quelqu'un vous demande ce que le spiritisme a enseigné, dites: Il a d'abord enseigné ce que la plupart des hommes ont besoin de savoir, ce qu'est l'âme ; ce qu'elle devient après la mort ; qu'il y a des purgations ou états intermédiaires ; que le progrès s'y accomplit.... ; que Dieu en ce moment prépare la race humaine à une restauration universelle ; qu'aucun christianisme ne vaut un fétu, sauf le christianisme primitif, et que le vieux cadavre des Églises aujourd'hui existantes doit d'abord recevoir un nouveau souffle de vie, elles veulent revivre » (Spiritual Magazine, avril 1865.)

Nous pourrions citer cent autres passages semblables, où les Esprits déclarent que le catholicisme est une institution usée ; Notre Seigneur Jésus-Christ un simple mortel, l'Église une maîtresse d'erreurs, toutes les religions des sectes inintelligentes, et le spiritisme la seule vraie religion, la religion de l'avenir.

Non contents de prêcher dans leurs livres, dans leurs journaux, dans leurs assemblées, dans leurs conversations particulières, la religion des Esprits, les adeptes la pratiquent publiquement et la propagent avec succès.

Ils la pratiquent. Quel nom donner à ce que nous voyons ? L'évocation des esprits, la consultation orale, l'hydromancie, la nécromancie, l'ornithomancie, la divination, le magnétisme, le somnambulisme artificiel, et

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autres pratiques spirites, exercés, sans scrupule et sans frayeur, par une multitude de personnes, dans l'ancien et dans le nouveau monde, sont-ils autre chose qu'un acheminement au culte des démons, ou plutôt ne sont-ils pas ce culte même ?

Ainsi le comprennent les spirites. Ils nous l'ont dit : pour eux le spiritisme n'est pas une simple école de philosophie, c'est une religion ; et ils le prouvent par leur conduite.

Toute religion se propose de mettre l'homme en rapport direct avec le monde surnaturel, par des moyens surnaturels, en vue d'obtenir des effets surnaturels. Le but avoué des Spirites est de se mettre en communication immédiate avec les Esprits. Le moyen qu'ils emploient, c'est la prière. La prière est l'acte fondamental de toute religion, dont il détermine le caractère. Le catholicisme est la vraie religion, parce que sa prière s'adresse au vrai Dieu. Le paganisme est une fausse religion, parce que sa prière s'adresse au démon, Le Spiritisme, qui adresse sa prière aux démons, cachés sous le masque des morts, est donc une religion et une religion fausse (Jusque dans leur langage les Spirites affectent leur prétention religieuse. En se parlant ou en s'écrivant, ils s'appellent : Chers frères en spiritisme.) Cela est d'autant plus vrai, qu'ils ont pour but d'obtenir le don de guérir les malades et le pouvoir de chasser les démons.

« Nos médiums guérisseurs, disent-ils eux-mêmes, commencent par élever leur âme à Dieu... Dieu, dans sa sollicitude, leur envoie de puissants secours.... Ce sont les bons Esprits qui viennent pénétrer le médium de leur fluide bienfaisant, que celui-ci transmet au ma

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lade. Aussi, est-ce pour cela que le magnétisme, employé par les médiums guérisseurs, est si puissant et produit ces guérisons, gratifiées de miraculeuses, et qui sont dues simplement à la nature du fluide déversé sur le médium. Puisque ces fluides bienfaisants sont le propre des Esprits supérieurs, c'est donc le concours de ces derniers qu'il faut obtenir : c'est pour cela que la prière et l'invocation sont nécessaires » (Revue spirite, janvier 1864, p. 8-10.)

Ils ajoutent que la prière est surtout indispensable dans le cas d'obsession, parce qu'il faut avoir le droit d'imposer son autorité à l'Esprit (Ibid., p. 12.) Ils annoncent que sous peu les possessions démoniaques deviendront très fréquentes, et qu'elles seront le triomphe du Spiritisme. « Ces cas de possession, selon ce qui est annoncé, doivent se multiplier avec une grande énergie, d'ici à quelque temps, afin que l'impuissance des moyens employés jusqu'ici pour les combattre, soit bien démontrée. Une circonstance même, dont nous ne pouvons encore parler, mais qui a une certaine analogie avec ce qui s'est passé au temps du Christ, contribuer à développer cette sorte d'épidémie démoniaque, Il n'est donc pas douteux qu'il surgira des médiums spéciaux, ayant le pouvoir de chasser les mauvais Esprits, comme les apôtres avaient celui de chasser les démons.... pour donner aux incrédules une nouvelle preuve de l'existence des Esprits. » (Revue spirite, p. 12. Puisque les Spirites n'admettent pas de mauvais anges, ce qu'ils appellent démon ne peut être qu'une âme impurifiée : idée et langage, tout est nouveau.)

En attendant l'invasion de l'épidémie démoniaque, les Spirites se trouvent déjà en présence de quelques obses

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sions particulières et de maladies réputées incurables. Les adeptes guérisseurs écrivent à leurs chefs : « Nous donnons en ce moment nos soins à un second épileptique. Cette fois la maladie sera peut-être plus rebelle, parce qu'elle est héréditaire. Le père a laissé à ses quatre enfants le germe de cette affection. Enfin, avec l'aide de Dieu et des bons Esprits, nous espérons la réduire chez tous les quatre. Cher maître, nous réclamons le secours de vos prières et celles de nos frères de Paris. Ce secours sera pour nous un encouragement et un stimulant à nos efforts. Puis, vos bons Esprits peuvent venir à notre aide.

« M. G... de L... doit nous amener son beau-frère, qu'un Esprit malfaisant subjugue depuis deux ans. Notre guide spirituel Lamennais nous charge du traitement de cette obsession rebelle. Dieu nous donnerait-il aussi le pouvoir de chasser les démons ? S'il en était ainsi, nous n'aurions qu'à nous humilier devant une si, grande faveur » (Lettre d'un officier de chasseurs qui dit : « Nous profitons de nos longues heures d'hiver pour nous livrer avec ardeur au développement de nos facultés médianimiques. La triade du 4e chasseurs, toujours unie, toujours vivante, s'inspire de ses devoirs. » Ibid., p. 6 et 7.)

Afin de l'obtenir, les maîtres répondent, conformément aux oracles d'outre-tombe : « Pour agir sur l'Esprit obsesseur, il faut l'action non moins énergique d'un bon Esprit désincarné... Ceci vous démontre ce que vous aurez à faire désormais, dans le cas de possession manifeste. Il est nécessaire d'appeler à votre aide la personne d'un esprit élevé, jouissant en même temps d'une puissance morale et fluidique, comme par exemple l'excellent curé d'Ars, et vous savez que vous

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pouvez compter sur l'assistance de ce digne et saint Vianney... Quand on magnétisera Julie, il faudra d'abord procéder par la fervente évocation du curé d'Ars et des autres bons Esprits, qui se communiquent habituellement parmi vous, en les priant d'agir contre les mauvais Esprits qui surexcitent cette jeune fille, et qui fuiront devant leurs phalanges humaines » (Revue spirite, p. 16-17.)

Excepté le ricanement sans exemple et sans nom, par lequel Satan prétend avoir pour complices de ses prestiges les apôtres et les saints de Dieu, n'est-ce pas à la lettre ce que faisaient les païens d'autrefois et ce que font encore les idolâtres d'aujourd'hui ? Ne les voit-on pas à chaque instant évoquer les bons génies, contre les mauvais ?

Jusqu'ici les bons Esprits des Spirites se sont contentés, publiquement du moins, de demander des prières. Mais si, pour prix de leurs faveurs, ils exigeaient autre chose : une génuflexion, un grain d'encens, un voeu, une offrande quelconque, est-il bien sûr qu'un pareil hommage leur serait refusé ? Est-il bien sûr qu'ils ne l'exigeront point, qu'ils n'exigeront même pas beaucoup plus ? En ce genre, il ne faut jurer de rien.

Quand on sait ce que le démon a exigé et ce qu'il a obtenu des anciens païens, ce qu'il exige et ce qu'il obtient encore des modernes idolâtres ; quand on songe que sous l'influence de l' esprit de 93, qui n'était pas le Saint-Esprit, la France officielle a adoré une courtisane et que Paris a bâti un temple à Cybèle, rien n'est impossible. Pour nous, il nous reste la triste conviction que si le Spiritisme parvenait à dominer la société et qu'il prît fantaisie aux Esprits de demander, comme

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autrefois, des combats de gladiateurs, ces combats leur seraient accordés, et il y aurait foule au spectacle.

Ils la pratiquent publiquement. Le spiritisme a pris un corps. Il s'est authentiquement constitué sous le nom de Société parisienne des études spirites, à laquelle viennent se rattacher les groupes spirites de la France et de l'étranger. D'après l'avis du ministre de l'Intérieur et de la Sûreté générale, le gouvernement français, qui a déclaré la franc-maçonnerie société d'utilité publique, a reconnu et autorisé le spiritisme, par arrêté du préfet de police, en date du 13 avril 1858 (Règlement de la Société parisienne des études spirites, p. 1.) En parfaite harmonie avec l' esprit moderne et le principe athée de l'égalité des cultes, cette société forme, comme elle-même le dit, le noyau d'une religion nouvelle, qui admet dans son sein des hommes de toute caste, de toute secte, de toute couleur, à la seule condition de croire aux Esprits et d'accepter leurs doctrines.

Afin de pourvoir aux frais du culte, la religion spirite a ses finances.

L'article 15 du règlement porte : « Pour subvenir aux dépenses de la Société, il est payé une cotisation annuelle de 24 francs pour les titulaires, et de 20 francs pour les associés libres. Les membres titulaires, lors de leur réception, acquittent en outre un droit d'entrée de 10 francs une fois payé. » Ces cotisations, qui mettent des sommes considérables à la disposition des chefs de la Société, deviennent entre leurs mains un puissant moyen de propagation.

Elle a ses réunions périodiques. Art. 17 « Les séances de la Société ont lieu tous les vendredis à

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8 heures du soir. Nul ne peut prendre la parole sans l'avoir obtenue du président. Toutes les questions adressées aux Esprits doivent l'être par l'intermédiaire du président. »

Art. 21 : « Les séances particulières sont réservées aux membres de la Société. Elles ont lieu le premier, le troisième, et, s'il y a lieu, le cinquième vendredi de chaque mois. »

Art. 22 : « Les séances générales ont lieu le deuxième et le quatrième vendredi de chaque mois. »

Comme il vient d'être dit, dans ces réunions toutes les questions doivent être adressées par le président aux Esprits, et chacun doit les écouter avec un religieux silence. Dans quelques-unes, on évoque les Esprits par cette formule : Je prie le Dieu tout-puissant de prêter l'oreille à ma supplique, de permettre à un bon Esprit (ou à l'esprit d'un tel) de venir jusqu'à moi, de me faire écrire sous son influence. » L'évocateur prend une plume ou un crayon, dont il appuie légèrement la pointe sur le papier, attendant que l'Esprit vienne lui-même conduire sa main. « Cette main, disent les spirites, est une machine que l'Esprit désincarné maîtrise à volonté. »

Dans le fait, les médiums peuvent causer sur des choses tout à fait étrangères à ce qu'ils écrivent, avec les personnes qui les entourent, et cela pendant que leur bras marche avec une vitesse souvent surprenante. C'est la continuation, sous une forme différente, des anciennes pythonisses.

Ils la propagent avec succès. Le spiritisme a ses prédicateurs et ses apôtres. En Amérique, son pays natal, vingt-deux grands journaux sont devenus ses organes.

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En France il en compte dix : à Paris, la Revue spirite (mensuelle), rédigée par Allan Kardec ; la Revue spiritualiste (mensuelle), rédigée par Piérart (La Revue spirite s'imprime à 1,800 exemplaires ; la Revue spiritualiste, à 600. Comparés à celui des abonnés aux meilleures revues catholiques de la même périodicité, ces chiffres sont énormes) ; l' Avenir, moniteur du spiritisme (hebdomadaire) ; à Lyon, la Vérité, journal du spiritisme (hebdomadaire) ; à Bordeaux, la Ruche bordelaise (bimensuel) ; le Sauveur des peuples (hebdomadaire) ; la Lumière pour tous (hebdomadaire) ; la Voix d'outre-tombe (hebdomadaire) ; à Toulouse, le Médium évangélique (hebdomadaire); à Marseille, l' Écho d'outre-tombe (hebdomadaire). La Belgique en a deux : le Monde musical (hebdomadaire), à Bruxelles; la Revue spirite, à Anvers (mensuelle). Turin a gli Annali del spiritismo (mensuel) ; Bologne la Luce; Naples a le sien ; Palerme le sien ; Londres les siens Spiritual Magazine, Spiritual Times ; l'Allemagne, les siens. On peut ajouter l' Almanach spirite qui s'imprime à Bordeaux.

C'est à peine si nous avons, en France et en Italie, autant d'organes résolûment catholiques.

Outre ces publications périodiques, des ouvrages de tout prix et de tout format, les uns savants, les autres populaires, activement colportés, avidement lus, vulgarisent les réponses des Esprits, ainsi que leurs enseignements, dont les prestiges sont présentés comme la preuve irrécusable. Ce n'est pas au hasard que nous parlons ainsi. Dès l'année 1864, nous avons eu sous les yeux plus de soixante ouvrages spirites, récemment publiés et qui étaient, les uns à leur troisième, les autres à leur cinquième, à leur sixième, à leur douzième

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édition. Depuis cette époque, beaucoup d'autres ont paru.

Un des plus dangereux, à raison de sa forme populaire, de son format et de son prix, est, pour l'Europe, traduit du français, en allemand, en portugais, en polonais, en italien, en espagnol; et, pour l'Orient, en grec moderne. En 1863, cet opuscule comptait déjà cinq éditions françaises. Une propagande analogue se manifeste en Angleterre; et l'Allemagne est inondée de publications spirites.

Ajoutons que, depuis quelque temps, il existe, à Paris, une école de spiritisme, tenue par deux femmes ; un hôtel spirite ; et dans le département de l'Oise, un établissement d'éducation spirite. Londres a un lycée spirite, dirigé par un M. Powel.

Aussi la religion des Esprits a ses disciples recrutés dans tous les âges, et dans toutes les classes de la société. Les ateliers, la bourgeoisie, le barreau, la noblesse, la médecine, l'armée surtout, lui fournissent leur contingent. D'année en année, ce contingent augmente d'une manière effrayante. « Cette année 1863, écrit Allan Kardec, est marquée par l'accroissement du nombre des groupes ou sociétés qui se sont formés dans une multitude de localités, où il n'y en avait point encore, tant en France qu'à l'étranger, signe évident de l'augmentation du nombre des adeptes et de la diffusion de la doctrine. Paris, qui était resté en arrière, cède enfin à l'impulsion générale et commence à s'émouvoir. Chaque jour voit se former des réunions particulières dans un but éminemment sérieux et dans d'excellentes conditions ; la société que nous présidons voit avec joie se multiplier autour d'elle des rejetons vivaces, capables

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de répandre la bonne semence. Si un instant on a pu concevoir quelques craintes sur l'effet de certaines dissidences dans la manière d'envisager le spiritisme, un fait est de nature à les dissiper complètement : c'est le nombre toujours croissant des Sociétés qui, de tous les pays, se placent spontanément sous le patronage de celle de Paris et arborent son drapeau. » (Etat du spiritisme en 1863. Revue spirite, janv. 1864, p. 3.)

D'après les renseignements que nous avons recueillis et dont l'exactitude nous paraît garantie, Paris compterait aujourd'hui environ cinquante mille spirites, ou personnes de toutes conditions, adonnées habituellement comme adeptes aux pratiques du spiritisme. Calculer le nombre des spirites, à Paris, sur le nombre des centres de réunions, officiellement connus, et sur celui des membres qui les fréquentent, serait une erreur. Outre les groupes publics, il y a les réunions particulières, appelées par les spirites réunions de famille. Nous pouvons affirmer que ces réunions sont très multipliées, très fréquentes, très fréquentées et qu'elles existent dans tous les quartiers de Paris (Voici le nom de quelques-unes des rues ou se tiennent ces réunions publiques ou privées : rue Lainé, rue Rambuteau, rue de l'Arbre Sec, rue des Enfants-Rouges, passage Sainte-Anne, rue d'Anjou-Dauphine, rue Sainte-Anne, rue Monsieur-le-Prince, rue de Bondy, rue Dauphine, plusieurs; rue Sainte-Placide, rue Montmartre, rue Saint-Denis, faubourg Saint-Germain, rue du Faubourg Poissonnière, faubourg SaintDenis, deux; Faubourg Montmartre, deuxou trois; Ménilmontant, beaucoup; Moutrouge, beaucoup; Belleville, beaucoup; rue du Sabot, PalaisRoyal, Neuilly, Fontenay-aux-Boses, Argenteuil, les Ternes, etc. - Ces réunions atteignent le chiffre d'environ 3,000. Elles ont toujours lieu la nuit et comptent 20, 25, 30, 40 et jusqu'à 200 personnes.)

Dans ces réunions, prolongées fort avant dans la nuit, des milliers de chrétiens font ce que faisaient les païens à Delphes, à Claros, à tous les temples à oracles,

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des évocations et des consultations, précédées ou suivies de prières aux Esprits.

Nous pouvons affirmer encore qu'à Paris un bon nombre de médecins ont à leur service, pour consulter les maladies, des somnambules, filles ou femmes, et que le magnétisme artificiel devient une carrière comme une autre, au point que les somnambules ne se gênent pas plus que les autres professions, de répandre leurs prospectus et d'appeler des clients.

Une preuve, entre toutes, c'est la pièce suivante jetée dans Paris (mars 1864) : « Des merveilles du magnétisme et du somnambulisme et de leurs applications régénératrices. - Madame F., après avoir suivi avec succès plusieurs cours et subi les examens des professeurs-médecins magnétiseurs, exerce depuis dix ans cette merveilleuse science, à la satisfaction des personnes qu'elle a complètement guéries. A toute heure on la trouve chez elle rue S.-H., où l'on est assuré d'avoir une somnambule du premier degré de lucidité, avec laquelle on se met en rapport et qui satisfait à toute demande.

« On peut faire toutes questions possibles à la somnambule, sans toutefois sortir des bornes de la bienséance ; on peut demander tous avis ou consultations sur l'issue probable d'un mariage, d'un procès, d'une espérance de succession à venir ou à prétendre ; sur tout détournement d'effets ou d'argent même enfouis ou cachés. La somnambule répondra ad rem, avec lucidité et présence d'esprit, sur les résultats des choses lointaines, fussent-elles éloignées de douze cents lieues. Si la personne qui consulte est affectée d'une maladie quelconque, la consultée ressentira par elle-même l'en

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droit affecté et pourra donner ses conseils, sans avoir jamais appris la manière de guérir. » (Nous lisons aussi l'annonce suivante : Sibylle moderne, sonmambule extra-lucide, rue de Seine, 16, au premier, à Paris. Avenir politique et privé. Maladies invétérées et incurables. Explication des songes, prévisions, recherches et renseignements divers. - Reçoit tous les jours de 10 à 5 heures. On peut consulter par lettres adressées franco à la Sybille.)

Si ces promesses n'avaient d'autre garantie que la parole de la somnambule, il serait très permis de s'en moquer ; mais il n'en est pas ainsi. Les demandes énumérées sont littéralement les mêmes qu'on allait proposer aux oracles de l'antiquité. C'est à tel point qu'en les lisant, on croit lire une page de Porphyre. Inspirées par le même esprit, résolues par des procédés analogues, les unes et les autres ont donc la même autorité. Or, rien n'est mieux établi que l'autorité des oracles : en d'autres termes, rien n'est plus faux que de croire que tout était faux dans leurs réponses.

A l'instar de Paris marchent les provinces. Entre toute la ville de la Sainte Vierge, Lyon se distingue par sa ferveur pour le nouveau culte et par le nombre des adhérents qu'elle lui donne. « C'est à tel point, nous écrit de cette ville une personne bien informée, que le chef du spiritisme, Allan Kardec qui, à son passage à Lyon, en 1861, y comptait à peine quatre à cinq mille spirites, ne craint pas, en 1862, d'en élever le nombre à vingt-cinq mille. Je crois qu'on est plus près de la vérité, en réduisant ce nombre à quinze ou vingt mille. »

Bordeaux compte environ dix mille spirites. Tours, Metz, Nancy, Lisieux, Oléron, -Marennes, le Havre, Saumur, Marseille, Arbois, Strasbourg, Brest, Mon-

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treuil-sur-Mer, Carcassonne, Chauny, Laval, Angers, Moulins, Gallène près de Tullins, Passy, Saint-Étienne, Toulouse, Limoges, Pontfouchard, Marmande, Mâcon, Valence, Niort, Douai, Pau, Villenave-de-Rions, Cadenet, Grenoble, Besançon, possèdent des groupes spirites plus ou moins nombreux.

Hors de France, Bruxelles, Anvers, Pétersbourg, Alger, Constantine, Smyrne, Palerme, Naples, Turin, Florence, rivalisent de zèle pour le spiritisme et autres pratiques démoniaques (Dans son numéro du 21 mars 1864, le journal italien il movimento, contient cette annonce : « Depuis quelques jours est à Gênes M. Francesco Guidi, professeur de magnétologie. Depuis onze ans il parcourt l'Europe, donnant des séances publiques de magnétisme. Il en donnera une samedi soir, au théâtre national de Saint-Augustin. »)

Les catholiques eux-mêmes, qui veulent s'occuper du spiritisme, en constatent les progrès. « A notre époque on ne vit plus, car on n'en a pas le temps ; mais on use la vie; en sorte que les événements vieillissent rapidement et cessent bientôt d'attirer l'attention, alors même que leurs conséquences continuent à se développer. Voilà pourquoi le public a cessé depuis quelque temps de s'occuper du spiritisme, quoique le monstre ne cesse de grandir. Oui, il ne faut pas se le dissimuler, le spiritisme ne cesse de gagner de nouveaux sectaires, favorisé comme il est par la tolérance générale... Nous avons recueilli des faits nombreux et dignes d'un sérieux examen. » (France littér., de Lyon, 9 mai 1864.)

Fondés sur ces faits que nous connaissons avec certitude et sur d'autres que nous connaissons moins, mais qui nous paraissent authentiques, les spirites d'Europe et d'Amérique proclament avec orgueil leurs pro

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grès toujours croissants. « Depuis son apparition, écrivent-ils, le spiritisme n'a cessé de grandir, malgré les attaques dont il a été l'objet, et aujourd'hui il a planté son drapeau sur tous les points du globe. Ses partisans se comptent par millions ; et, si l'on considère le chemin qu'il a fait depuis dix ans, à travers les obstacles sans nombre qu'on a semés sur sa route, l'on peut juger ce qu'il sera dans dix ans d'ici, d'autant plus que les obstacles s'aplanissent à mesure qu'il avance. » (Discours du président de la Société spirite de Marennes, dans la Revue spirite, janvier 1864.)

Même progrès en Orient. Le président de la Société spirite de Constantinople s'exprime ainsi : « Vous connaissez depuis longtemps mon dévouement à la cause spirite. Secondé par MM. Valauri et Montani, je ne néglige aucune occasion pour le faire pénétrer dans l'esprit de la population de Constantinople. Aussi, je constate avec une légitime satisfaction que nos efforts n'ont pas été infructueux... C'est pourquoi, nous qui représentons les spirites de Constantinople, nous crions : Courage !... L'idée spirite n'est plus une grande inconnue. Comme une rosée pénétrante elle a fait tressaillir le vieux globe. Elle a déjà fait le tour du monde, et partout où elle a pénétré, elle a fait surgir des adeptes fervents. N'est-ce pas là une preuve évidente de sa valeur intrinsèque? Ainsi le spiritisme doit désormais marcher la tête haute... Le passé est fini, l'ère de l'enfer est close. L'ère de la paix, de la liberté et de l'amour s'élève à l'horizon. Gloire à Dieu au plus haut des cieux » (Constantinople, 8 novembre 1864 : votre frère en spiritisme, B. Repos. Avenir, moniteur du Spiritisme, 20 avril 1865.)

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Enfin, des calculs venus d'une autre source, et aussi exacts qu'il est possible de les faire, portent le nombre des spirites à cinq millions (Voir l'excellente revue napolitaine La Scienza e la Fede, juin 1363, p. 374.)

Mesurons maintenant le chemin que le spiritisme a fait depuis seize ans. A son origine il n'était qu'un amusement, une mode, un jeu, tout au plus un objet de curiosité plus ou moins vaine. Propagé d'abord comme une traînée de poudre dans l'ancien et dans le nouveau monde, il semblait disparu. On le croyait mort, il n'était qu'endormi. Avec la guerre d'Italie, il s'est réveillé plus vivace que jamais. Jetant le masque, de simple passe-temps, il est devenu société savante ; et, chose sérieuse, des hommes de toutes les conditions s'en occupent.

« Dans les salons, comme dans les ateliers, on se réunit aujourd'hui pour l'étude de nos phénomènes. Ce n'est plus comme au début des tables tournantes, où l'on se contentait du phénomène naïf de quelques réponses insignifiantes par oui et par non. Aujourd'hui, c'est grave et sérieux. L'évocation se fait religieusement. Point de charlatanisme, point de mise en scène. Tout se fait simplement, et les communications ont un caractère d'élévation et de profondeur qui commande le respect et l'attention » (Nous pouvons affirmer qu'il y a beaucoup de vrai dans ce récit d'un spirite de notre connaissance.)

Cependant, le spiritisme a fait un pas de plus. Aujourd'hui il se traduit en culte, et se proclame la religion de l'avenir, la religion qui doit remplacer toutes les autres. Dicté par les Esprits eux-mêmes et rédigé

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par leur grand-prêtre Allan Kardec, son symbole est la négation radicale du christianisme, et l'affirmation dogmatique des erreurs fondamentales de l'ancien paganisme.

Concentrer toute notre attention sur d'autres points, si importants qu'ils paraissent et laisser inaperçu ce fait menaçant, sous prétexte que le temps fera prompte justice des spirites, comme il l'a faite de leurs devanciers, serait, à nos yeux, une déplorable illusion. Nous disons, au contraire, que le spiritisme est une puissance, avec laquelle il faut sérieusement compter. D'une part, il est l' incarnation religieuse de la Révolution, c'est-à-dire du paganisme, comme le socialisme en sera l'incarnation sociale. D'autre part, de notables différences le distinguent du Mesmerisme, du Somnambulisme, du Magnétisme et autres pratiques démoniaques des siècles passés. Ces différences sont entre autres : l'étendue du phénomène ; sa rapide propagation ; sa négation avouée du christianisme ; l'établissement de la religion des Esprits.

Arrêtons-nous un instant à cette dernière différence. Le grand danger du spiritisme est qu'il vient à son heure. Croire que l'affaiblissement actuel de la foi conduit le monde au protestantisme, au judaïsme, au mahométisme, à l'athéisme, serait une erreur. L'Europe incrédule ne songe guère à se faire protestante, juive ou mahométane. Quant à l'athéisme, il ne sera pas, comme on l'a dit, la dernière religion de l'humanité. L'athéisme est une négation. Le monde ne peut vivre de négations, il n'en a jamais vécu. De toute nécessité, il lui faut une affirmation religieuse. Or, ne cessons pas de le répéter : entre la religion de Jésus-Christ et

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la religion de Bélial, entre le christianisme et le satanisme, il n'y a pas de milieu. Le monde moderne qui tourne le dos au christianisme, où va-t-il ? Il va au satanisme ; et le spiritisme n'est pas autre chose que le satanisme : imperii daemonis instauratio.

Si donc le clergé n'oppose au spiritisme une ligue puissante, et si Dieu n'intervient d'une manière souveraine dans cette lutte décisive, qui empêchera le nouveau culte de prendre, avant la fin de ce siècle, des proportions inconnues ? La première condition de cette ligue est d'instruire solidement les fidèles, non seulement dans les catéchismes, mais encore dans les sermons et dans les livres, sur la puissance des anges bons et mauvais. En ce point notre éducation est à faire ou à refaire.

Ajoutons que le spiritisme est secondé par de puissants auxiliaires. Pour lui préparer les voies, en déblayant le sol, travaillent nuit et jour deux armées innombrables : les sociétés secrètes et les Solidaires. Comment douter de la gravité de la situation ? Comment ne pas voir qu'aujourd'hui l'Église se trouve enveloppée dans la Cité du mal, et que l'ordre social, en Europe, miné jusque dans ses fondements, est menacé de quelque catastrophe inconnue ?

Un pareil spectacle rappelle ce mot de saint Augustin : « De même que l'esprit de vérité a toujours porté les hommes à s'unir aux bons anges ; ainsi l'esprit d'erreur les porte toujours à s'unir aux démons; » (Sicut veritas hortatur homines fieri socios sanctorum angelorum, ta seducit impietas ad societatem daemoniorum. Épist. CII, n. 19) et la prédiction de l'Apôtre : l'Esprit dit ouvertement que dans les premiers temps il en est qui abandonne

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ront la foi, pour donner croyance aux esprits trompeurs et aux doctrines des démons (Spiritus autem manifeste dicit, quia in novissimis temporibus discedent quidam a fide, attendentes spiritibus erroris et doctrinis daemoniorum. I ad Tim,., IV, 1.)

CHAPITRE XXXIV (SUITE DU PRÉCÉDENT.)

Résultats du Spiritisme. - La négation de plus en plus générale du Christianisme. - Liberté donnée à toutes les passions. - La folie - Le suicide. - Statistiques. - Dernier obstacle à l'envahissement satanique : la papauté. - Cri de la guerre actuelle : Rome ou la mort. - La crainte, sentiment général de l'Europe. - Unique moyen de la calmer, se replacer sous l'empire du Saint-Esprit. - Comment s'y replacer.

La nouvelle religion a ses résultats pratiques. Il est de l'essence de toute doctrine de s'incarner dans des faits qui sont ses fruits naturels. Jusqu'ici, les effets les plus clairs du Spiritisme sont, dans l'ordre religieux, la négation de plus en plus générale du Christianisme comme oeuvre divine et comme religion positive ; l'affaiblissement de la crainte des jugements de Dieu ; la confiance à la métempsycose qui, transportant au dix-neuvième siècle les erreurs du gnosticisme théorique, conduit au gnosticisme pratique, c'est-à-dire à l'émancipation de tous les penchants corrompus.

Pourrait-il en être autrement ? Venir proclamer, au milieu d'un monde comme le nôtre, que les pratiques du catholicisme ne sont pas obligatoires ; et que telle vie qu'on ait menée, on en sera quitte pour des peines passagères ; que ces peines mêmes iront toujours en diminuant, jusqu'à ce qu'on arrive à un bonheur par-

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fait et éternel : n'est-ce pas jeter l'huile sur le feu et faire à toutes les passions un appel qui sera entendu ? « Les chemins de fer, disent avec raison les spirites, ont fait tomber les barrières matérielles. Le mot d'ordre du Spiritisme : Hors la charité point de salut, fera tomber toutes les barrières morales. Il fera surtout cesser l'antagonisme religieux, cause de tant de haines et de sanglants conflits ; car alors juifs, catholiques, protestants, musulmans, se tendront la main en adorant, chacun à sa manière, l'unique Dieu de miséricorde et de paix qui est le même pour tous » (Revue spirite, ib., p. 23.) Et ailleurs « Le principe de la pluralité des existences a surtout une tendance marquée à entrer dans l'opinion des masses et dans la philosophie moderne » (Ibid., p. 5.) Nous le croyons sans peine.

De toutes ces erreurs plus ou moins séduisantes, quel est le résultat final? celui que le démon a toujours ambitionné et qu'il ambitionne uniquement : la perte des âmes, c'est-à-dire leur séparation éternelle du Verbe Rédempteur. « Satan, dit saint Cyprien, n'a d'autre désir que d'éloigner les hommes de Dieu, et de les attirer à son culte en leur ôtant l'intelligence de la vraie religion. Puni, il cherche à se faire des compagnons de son supplice de ceux qu'il rend, par ses tromperies, participants de son crime » (Nec aliud studium est, quam a Deo homines avocare, et ad superstitionem sui ab intellectu verni religionis avertere; et cum sint ipsi poenales, quœrere sibi ad poenam comites, quos ad crimer, suum fecerint errore participes. De idole?,. ravit., c. vii.) Et saint Augustin : « Les démons feignent d'être contraints par les magiciens, à qui ils obéissent très volontiers, afin

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de les enlacer eux et les autres plus fortement dans leurs filets et de les y tenir enlacés » (Fingunt Daemones se a Magis cogi, quibus sponte obtempérant et famulantur, quo magis eos et alios irretiant, et irretitos retineant. De civit. Dei, lib. II, c. VI.) « Le démon, ajoute Alphonse de Castro, feint d'être pris, afin de te prendre ; vaincu, afin de te vaincre ; soumis à ta volonté, afin de te soumettre à la sienne ; prisonnier, afin de te mettre dans ses fers ; il feint d'être attaché, par tes invocations, à une statue, à une pierre (à une table), afin de t'attacher par les chaînes du péché et de te traîner en enfer » (Daemon simulat se captura, ut te rapiat ; se violant, ut te vincat, se tue imperio subditum, ut te sibi subdat ; a te inclusum, ut te finaliter concludat; fingit se tua arte imagini vol lapidi alligatum, ut funibus peccatorum religatum ad infernum te perducat. Lib. I de Inst. hreretic. punit.) Et, au sein des nations baptisées, on laisse tranquillement se propager une pareille religion !

Dans l'ordre social, ses effets ne sont pas moins désastreux. Par cela même qu'il tend à détruire le christianisme, le spiritisme prépare la ruine de la société. Il faut ajouter que les principaux agents de la Révolution européenne sont spirites, et que les oracles des Esprits sur les événements futurs sont envoyés à Garibaldi. Entre lui et les chefs du spiritisme a lieu une correspondance active.

Dans l'ordre civil ou domestique, la Religion nouvelle se traduit par la folie et par le suicide. Ici encore nous dirons : Il en devait être ainsi. Satan est l'éternel ennemi de l'homme ; quiconque joue avec lui joue avec le feu. Victime de sa témérité, il marche à la démence, croyant marcher à la raison ; à la mort, croyant marcher à la vie. Tuer l'homme dans son âme et

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dans son corps est le dernier mot du grand Homicide.

Donc aujourd'hui se révèlent, environnés d'une sinistre lueur, ces deux grands signes du règne de Satan sur le monde actuel : signes que le Spiritisme, sans doute, n'a pas produits, mais qu'il est venu rendre plus manifestes qu'ils ne l'ont jamais été. Ici, les chiffres sont d'une éloquence effrayante.

Le nombre des aliénés en traitement dans les asiles de la France, constaté pour la première fois en 1835, était à cette époque de 10,539.

En 1854, il a été recensé 44,960 aliénés ou idiots, tant dans leurs familles que dans les asiles.

En 1856, le nombre des aliénés proprement dits s'est élevé à 35,031, dont 11,714 à domicile, et 23,315 dans les asiles.

En 1861, il a été recensé dans les 86 départements de l'ancienne France 14,853 aliénés proprement dits à domicile, près de 20 pour 400 de plus, qu'en 1856. Au ler janvier 1860, le nombre des aliénés dans les asiles était de 28,706. « Comme ce nombre s'accroît sans relâche, nous n'hésitons pas à le porter à 29,500 en juin-1861. Ce serait ainsi un total de 44,353 aliénés dans les asiles ou à domicile. En réunissant les aliénés, les idiots et les crétins, on a pour l'ancienne France, en 1861, un total de 80,839 malades (journal de la Société de statistique de Paris. Du mouvement de l'aliénation mentale, etc., par M. Legoyt, chef de la division de la statistique générale de France. Mars 1863. - L'Angleterre suit le même progrès. Au 1er janvier 1864 on y comptait 44,695 aliénés pour l'Angleterre et le pays de Galles, et ce nombre ne représente qu'imparfaitement les proportions réelles de la folie dans tout le royaume.)

Ainsi dans l'espace des vingt-six dernières années le

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nombre des fous recensés en France a presque triplé (Statistique de la France, 2e série, t. III, 2e partie, et Recensement du ministère de l'intérieur, 1861.)

Ce n'est pas calomnier le Spiritisme que de lui attribuer une grande part dans cette rapide progression. Il y a dix ans, on calculait, aux États-Unis, qu'il était pour un dixième dans les cas de folie et de suicide (Nampon., Disc. sur le Spirit., p. 41.) Dans un rapport sur le Spiritisme envisagé comme cause de folie, et lu tout récemment à la Société des études médicales de Lyon, le docteur Burlet résume ainsi ses conclusions : « L'influence de la prétendue doctrine spirite sur la folie est aujourd'hui bien démontrée par la science. Les observations qui l'établissent se comptent par milliers. Il nous semble hors de doute que le rang Spiritisme peut prendre place au des causes les plus fécondes de l'aliénation mentale » (ibid.) Une lettre de Lyon postérieure à ce rapport dit : « Il est reconnu que, depuis l'invasion du Spiritisme dans nos murs, le nombre de ceux qu'on est obligé de renfermer pour cause de folie a plus que doublé. »

Partout où s'établit le Spiritisme, se manifeste une progression analogue. Dans son mandement pour le carême de 1863, l'archevêque de Bordeaux dit à son clergé : « Défendez la vérité catholique contre les pratiques mystérieuses, les évocations, les fascinations, qui rappellent de tristes époques dans l'histoire du monde et qui, trop souvent, entre autres déplorables résultats, ont celui de produire la folie. »

Après avoir rappelé que le nombre des fous a triplé depuis ces derniers temps, le cardinal ajoute : « On

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en est venu, au milieu de réunions que nous croyons devoir signaler à la sollicitude de nos coopérateurs et des pères de famille, jusqu'à formuler des doctrines en opposition avec celles de l'Église. Soyez constamment sur la brèche ; détournez les fidèles des lieux où s'exercent ces damnables superstitions. »

Plus encore que la folie, le suicide est un signe manifeste de l'influence du démon. Violation suprême de la loi divine, négation absolue de la foi du genre humain, ce crime désespéré n'est pas dans la nature. Tout être répugne à sa destruction : mortem horret, dit saint Augustin, non opinio sed natura. Ainsi, la bête elle-même ne se tue pas volontairement. La pensée du suicide, qui met l'homme au-dessous de la bête, ne peut donc venir que d'une inspiration étrangère à sa nature.

Or, il n'y a que deux inspirateurs de la pensée : le Saint-Esprit et Satan. La pensée du suicide ne vient pas du Saint-Esprit. Il le condamne : Non occides. Elle vient donc de Satan, le grand Homicide qui, depuis la création, n'a jamais cessé et qui ne cessera jamais de haïr l'homme, d'une haine poussée jusqu'à la destruction. Si la pensée du suicide vient du démon, que dire du crime lui-même ? Pour conduire l'homme à se détruire, quel empire ne faut-il pas avoir sur lui? Plus il agit de sang-froid, dans la perpétration de ce crime, moins il est libre : c'est un caractère du suicide actuel.

Lors donc que vous apprenez qu'un homme s'est donné volontairement la mort, dites avec assurance il était sous l'empire du démon. Si, dans l'histoire, vous trouvez une époque où le suicide soit fréquent, dites avec la même assurance : le démon règne sur cette époque avec un grand empire. Si vous en trouvez

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une où le suicide soit plus fréquent que dans aucune autre, où il se commette de sang-froid, à tout propos, dans tous les âges et dans toutes les conditions, où il cesse d'inspirer l'horreur et l'épouvante, l'heure sera venue de trembler.

Malgré toutes les dénégations, vous affirmerez hautement que le démon règne sur cette époque avec une puissance presque souveraine, et vos affirmations seront infaillibles : l'histoire les confirme. Quand le suicide, sur une grande échelle, apparut dans l'ancien monde, le règne de Satan était à son apogée (Voir Hist. du suicide, par Buonafede.) Ce crime en était le signe et la mesure. Devenu semblable à la Bête qu'il adorait, l'homme s'était abruti. Il ne croyait plus à rien, pas même à lui : sa profonde corruption appelait les barbares et le déluge de sang qui devait purifier le monde.

Banni par le christianisme, le suicide a reparu en Europe avec la Renaissance (ibid.) A mesure qu'elle porte ses fruits, le suicide se développe ; car il en est un. Aujourd'hui il atteint des proportions que le monde païen ne connut jamais. Il se commet pour les causes les plus futiles, il se commet par les hommes et par les femmes, il se commet par les enfants et par les vieillards, par les riches et par les pauvres, dans les campagnes aussi bien que dans les villes. Il n'inspire plus ni horreur ni épouvante. On le lit, comme une nouvelle du jour. La loi ne le flétrit plus. On trouve mauvais que l'Église le condamne, et, chez un grand nombre, la conscience l'absout.

Veut-on voir dans sa hideuse splendeur ce signe du

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règne satanique sur le monde actuel ? En 1783, Mercier écrivait dans le Tableau de Paris : « Depuis quelques années on compte environ vingt-cinq suicides par an à Paris. » A cette époque le suicide était à peu près inconnu dans les provinces. Il y conservait son caractère odieux, à tel point qu'un seul cas suffisait pour jeter l'épouvante dans toute une contrée. Un demi-siècle après Mercier, Paris a vu cinquante-six suicides dans un mois. Au reste, voici, pour la France, la statistique officielle du suicide pendant l'année 1861 :

« Le nombre des suicides en France est, en moyenne, de 40 à 11 par jour, soit 3,899 par an.

« Sur ce nombre on compte : 842 femmes, et 3,051 hommes ; 16 enfants se sont donné la mort : 9 de 15 ans ; 3 de 14 ans; 2 de 13 ans; 2 de 11 ans.

« 49 nonagénaires, dont 38 hommes et 11 femmes » (Statistique publiée par le ministère de la justice. - En 1866, le nombre des suicides, en France a été, de 5,119, ou 173 de plus qu'en 1865. Statistique id. 1868.)

D'après l'ouvrage très exact et très bien fait : Du suicide en France, publié en 1862 par M. Hippolyte Blanc, chef de bureau au ministère de l'instruction publique, le nombre des suicides s'élève en France, de 1827 à 1858, c'est-à-dire dans l'espace de trente-deux ans, au chiffre de 99,662.

En trente-deux ans, au sein du royaume très chrétien, quatre-vingt-dix-neuf mille hommes se sont volontairement donné la mort ! Est-ce par l'inspiration du Saint-Esprit ? Et on nie l'action de Satan sur le monde ! On plaisante de lui ! On parle d'amélioration morale toujours croissante !

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Quelque chose de plus : dans cette boucherie satanique, la France ne fait pas exception. Elle n'est pas même à la tête de ce progrès d'un nouveau genre. En consultant les documents officiels les plus récents, on trouve les chiffres ci-après des suicides, sur un million d'habitants, dans divers États de l'Europe :

Belgique 57

Suède 67

Angleterre 84

France 180

Prusse 108

Norvège 108

Saxe 202

Genève 267

Danemarck 288 (Annales d'hygiéne publique, janvier 1862, p. 85. Quant à la Russie, voici ce qu'on trouve dans les Études sur l'avenir de la Russie, publiées à Berlin, en 1863, par D. K. Schedo-Ferroti: « on compte un grand nombre de sectes en Russie. En voici quelques-unes qui se distinguent le plus par l'extravagance de leurs doctrines.

« Les kapitones, ainsi nommés de leur fondateur, le moine Kapiton forment la plus ancienne des sectes, sans clergé. Ils considèrent le suicide pour la foi comme la plus méritoire des actions.

« Les bespopowzi, de Sibérie, croient que l'Antechrist a paru et règne sur l'Église russe, qu'ainsi il faut éviter tout contact avec ses desservants et ses adhérents. Comme moyen de se dérober au danger de tomber victime des astuces du diable, ils recommandent surtout le suicide par le feu, et ces recommandations ne sont pas vaines, car un jour 1,100 personnes périrent volontairement par l'immaculé baptême du feu, qu'ils réclamèrent de leur chef.

« Les pomoraenees et les philippones partagent la même croyance en l'efficacité du suicide pour la foi.

« Il y en a de monstrueuses, telles que celles des tueurs d'enfants, qui pensent que c'est un acte méritoire d'envoyer au ciel l'âme immaculée d'un enfant en bas âge ; des étouffeurs, qui croient que le ciel ne sera ouvert qu'à ceux qui meurent de mort violente, et se font un devoir d'étouffer ou d'assommer ceux des leurs, pour lesquels une maladie grave fait appréhender le malheur d'une mort naturelle. Les plus fanatiques assomment même leurs amis bien portants. »)

On ne compte ici que les suicides constatés. Combien

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qui, pour une raison ou pour une autre, échappent à la publicité officielle ! Telle est la voie sanglante dans laquelle depuis quatre siècles marche l'Europe, l'antique Cité du bien. En voyant le suicide aboli par le christianisme, redevenu, avec la Renaissance, endémique en Europe, que conclure, sinon que la Renaissance fut le retour du satanisme en Europe ; que le grand Homicide a reconquis une partie de son empire et qu'il règne sur ses nouveaux sujets avec autant de puissance que sur les anciens ? Que dis-je ? avec une puissance plus étendue, puisque le signe de cette puissance arrive de nos jours à des proportions que l'antiquité ne connut jamais.

Grâce au spiritisme, ces proportions vont chaque jour se développant (Voici quelques aveux que nous avons recueillis de la bouche même de spirites très avancés dans les pratiques du spiritisme et témoins des faits dont ils nous faisaient la confidence. « Le spiritisme est plein de dangers pour la santé et même pour la vie. Partout où il se développe avec une certaine intensité, surgissent des maladies anormales, un nombre immense de cas de folie, et la déplorable propagation du suicide, qui viennent frapper ceux qui s'y adonnent avec ardeur. » Revenus non sans peine de leurs erreurs, les mêmes spirites nous rapportaient un grand nombre de cas de suicide et de folie, arrivés parmi leurs frères en spiritisme . Leur témoignage ne faisait que confirmer notre expérience personnelle. A ce propos la Vera buona novella raconte qu' à Florence, où le magnétisme et le somnambulisme comptent de nombreux praticiens, un impie s'est donné au métier de spiritiste. Il a trouvé pour medium une pauvre jeune fille et s'est mis à évoquer les esprits infernaux. A force d'être appelés, les esprits, qui ne sont plus sourds, sont venus ; ils sont venus souvent, si souvent, qu'ils ont estimé plus court de s'établir à demeure chez la jeune fille, qui, a cette heure, est possédée et sur le point de mourir.) Avec le spiritisme disparaît la crainte de l'enfer ; souvent même les esprits appellent à eux les vivants et les engagent à entrer, par la mort, dans une nouvelle incarnation plus parfaite, ou même à jouir de l'état d'esprits purs. Les aveux des spirites eux-mêmes, les faits trop nombreux qui ont retenti dans les jour

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naux, les observations des médecins, les rapports des familles ne laissent désormais aucun doute sur l'influence homicide de la nouvelle religion.

Qu'on juge maintenant si l'Église a eu raison de condamner les spirites, les somnambules, les magnétiseurs, leurs livres et leurs pratiques. Dès l'année 1856, le Souverain Pontife signalait les pratiques démoniaques qui avaient pour but d' évoquer les âmes des morts, et recommandait à tous les évêques du monde catholique d'employer tous leurs efforts pour extirper ces pratiques abusives (Voici le texte de l'Encyclique : Adeo crevit hominum malitia, ut neglecto licito studio scientiae, potius curiosa sectantes, magna cum animarum jactura, ipsiusque civilis societatis detrimento, ariolandi, divinandive principium quoddam se nactos glorientur. Hinc somnambulismi et clarae intuitionis, uti vocant,praestigiis mulierculae illae gesticulationibus non semper verecundis abreptœ, se invisibilia quaeque conspicere effutiunt, ac de ipsa religione sermones instituere, animas mortuorum evocare, responsa accipere,ignota ac longinqua detegere, aliaque id genus superstitiosa exercere ausu temerario praesumunt... In hisce omnibus, quacumque demum utantur arte, vel illusione, cum ordinentur medta physica ad effectus non naturales, reperitur deceptio omnino illicita, et haereticalis, et scandalum contra honestatem morum. Igitur ad tantum nefas et religioni et civili societati infestissimum efficaciter cohibendum, excitari quam maxime debet pastoralis solticitudo, vigilantia, ac zelus Episcopoum omnium. Quapropter quantum divina adjutrice gratia poterunt locorum Ordinarii, qua paternae charitatis monitis, qua severis objurgationibus, qua demum juris remediis adhibitis, prout attentis locorum, personarum, temporumque adjunctis, expedire in Domino judicaverïnt, omnem impendant operam ad hujusmodi magnetismi abusus reprimendos et avellendos, ut dominicus grex defendatur ab inimico homine, depositum fidei sartum tectumque custodiatur, et fideles sibi crediti a morum corruptione praeserventur. Epist. Encycl. Pii PP. IX ad omnes Episcopos sub die 4 Augusti 1856.)

Bien que le décret ne nomme pas le spiritisme par son nom, attendu qu'à cette époque il ne s'était pas encore bien démasqué, néanmoins il est clairement condamné par ces mots : évoquer les âmes des morts et en

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obtenir des réponses est une chose illicite et hérétique. Plus tard, il le fut plus directement, lorsque le même Pie IX, par le décret de la S. congrégation du Saint-Office en date du 20 avril et de la S. congrégation du concile du 25 du même mois 1864, condamna tous les ouvrages d'Allan Kardec qui traitent du spiritisme et tous les autres ouvrages traitant des mêmes matières : omnes libri similia tractantes.

Enfin, le père Perrone, jésuite romain, établit théologiquement la proposition suivante qui est la condamnation des modernes pratiques démoniaques : « Le magnétisme animal, le somnambulisme et le spiritisme, dans leur ensemble, ne sont pas autre chose que la restauration des superstitions païennes et de l'empire du démon » (Magnetismus animalis, somnambulismus ac spiritismus, in suo complexu, nil aliud sunt quam paganae superstitionis atque imperii Daemonis instauratio. De virt. relig., etc., p. 351, n. 825.)

Une seule chose empêche le spiritisme de produire tous ses fruits : c'est le catholicisme. Or, le catholicisme se personnifie dans la papauté. Mieux encore que Mazzini et Garibaldi, Satan le sait. De là, ce que nous voyons : sa guerre acharnée contre Rome. Depuis son concile de Babel, jusqu'à l'arrivée du Messie, les persévérants efforts du prince des ténèbres n'eurent qu'un seul but ; former sa gigantesque cité et faire de Rome sa capitale. Il réussit. Maître de Rome, il était maître du monde.

Aussi les apôtres sont à peine armés du Saint-Esprit, que Rome devient l'enjeu du combat. ROME OU LA MORT : est le cri de guerre de la Cité du bien et de la Cité du mal. Pendant trois siècles, il retentit de l'Orient à l'Occi

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dent. Onze millions de martyrs attestent l'étendue de la mêlée et l'acharnement de la lutte. Pour le Verbe incarné, Rome veut dire l'empire ; pour Satan, la mort veut dire la perte de Rome et de l'empire.

Qui ne serait frappé de voir, après dix-huit siècles, Rome redevenir l'enjeu du combat, et le cri de guerre ROME OU LA MORT, servir de mot de ralliement aux deux camps opposés ? Entre tous les signes des temps, celui-ci ne semble pas le moins digne d'attention. Que Rome soit le cri du monde actuel, le cri qui domine tous les autres, c'est un fait qui n'a pas besoin de preuve. Rois et peuples, diplomates et penseurs, écrivains et soldats, catholiques et révolutionnaires, tous convoitent Rome à des titres différents. Aujourd'hui, plus que jamais, la haine et l'amour se disputent Rome et tout ce qui parle de Reine remue les âmes, excite la double passion du bien et du mal.

Que prouve ce drame suprême que le monde n'a vu qu'une fois? Ce qu'il prouvait il y a dix-huit siècles. Il prouve que Rome est toujours la reine du monde. Il prouve que Satan, expulsé de son empire et mis aux fers par le Rédempteur, a brisé sa chaîne et reformé sa Cité : cité redoutable qui se compose d'une grande partie de l'Europe enlevée au christianisme. Il prouve que pour la reconstituer telle qu'elle était autrefois, il n'a plus qu'à lui rendre Rome, son ancienne capitale ; qu'il la veut à tout prix et que pour s'en emparer il marche à la tête d'une immense armée de renégats, ne reculant, aujourd'hui comme autrefois, devant aucun moyen, et se promettant une prochaine victoire qui, suivant le mot de Pie IX, recommencera l'ère des Césars et des siècles païens, c'est-à-dire replongera le monde dans l'esclavage

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moral et matériel dont le christianisme l'avait tiré (Encycl. 8 décembre 1849. - C'est en d'autres termes ce que la Révolution ne cesse pas de dire à ses fils : « Je ne suis possible que sur les ruines de Rome. Le pape de moins, tous les trônes tomberont naturellement. L'Italie à cause de Rome ; Rome à cause de la papauté. Tel doit être le point de mire constant de vos efforts. »)

Rien de plus vrai que cet oracle. Or, s'il est manifeste que le monde se soustrait de jour en jour plus complètement à l'influence du Saint-Esprit, il n'est pas moins évident qu'il tombe, dans une proportion analogue, sous l'empire du mauvais Esprit et se dévoue à toutes les conséquences de sa coupable infidélité. Le passé est l'histoire de l'avenir. Malgré les prédictions rassurantes de leurs faux prophètes, les nations actuelles ont le pressentiment de ce qui leur est réservé : elles ont peur. Ce sentiment indéfinissable, inconnu des époques régulièrement constituées, forme un des caractères de la nôtre.

L'Europe prend des villes réputées imprenables, et elle a peur. Avec une poignée de soldats, elle remporte au loin des victoires éclatantes sur des ennemis puissants, et elle a peur. Quatre millions de baïonnettes veillent à sa défense, et elle a peur. Elle dompte les éléments, elle supprime les distances, elle chante avec orgueil les miracles de son industrie ; l'or en abondance coule de ses mains ; dans ses vêtements, la soie a remplacé la bure ; la nature entière est devenue tributaire de son luxe ; sa vie ressemble au festin de Balthasar, et elle a peur. La peur est partout. Les nations ont peur des nations. Les rois ont peur des peuples; les peuples ont peur des rois. L'homme a peur de l'homme. La société

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a peur du présent et plus peur de l'avenir. Elle a peur de quelqu'un ou de quelque chose, dont le nom est un mystère.

Pourquoi a-t-elle peur? Parce que l'instinct de sa conservation l'avertit qu'elle n'est plus régie par l'Esprit de vérité, de justice, de charité, sans lequel il n'y a ni ordre possible, ni société durable, ni sécurité pour personne. Ces craintes ne sont pas vaines. Pour les nations comme pour les individus, entre la Cité du bien et la Cité du mal, entre Bélial et Jésus-Christ : pas de milieu.

Or, en revenant dans le monde, Satan, quoi qu'en disent ses apologistes, y revient tel qu'il est, tel qu'il a toujours été, tel qu'il sera toujours : la HAINE. Forçat de l'enfer, qu'il sorte du bagne, débarrassé de la puissante camisole de force qu'on appelle le catholicisme, et nous verrons ce qu'il fera. Orgueil et cruauté, mensonge et volupté, il fera demain ce qu'il a fait à toutes les époques, où il fut Dieu et Roi, ce qu'il continue de faire chez toutes les nations soumises encore à son empire. La guerre sera partout ; le sol se couvrira de ruines. On verra couler des fleuves de larmes et des fleuves de sang. L'humanité avilie subira des outrages inconnus dans l'histoire : châtiment adéquat d'une révolte contre le Saint-Esprit, sans analogue dans les annales des peuples chrétiens.

A moins d'un miracle, tel est, il ne faut pas se le dissimuler, l'abîme béant vers lequel nous marchons [Mgr Gaume écrit cela en 1864 alors que les deux guerres mondiales ne se sont pas encore produites...] Comment nous arrêter sur la pente ? Arrière tous les moyens de salut de la sagesse humaine. Non, cent fois non : l'Europe infidèle au Saint-Esprit ne sera sauvée ni par la philosophie, ni par la diplomatie, ni par l'absolutisme, ni par la démocratie, ni par l'or, ni par l'in

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dustrie, ni par les arts, ni par l'agiotage, ni par la vapeur, ni par l'électricité, ni par le luxe, ni par les beaux discours, ni par les baïonnettes, ni par les canons rayés, ni par les navires cuirassés. Comment donc sera-t-elle sauvée, si elle doit l'être? La réponse est facile. Perdu pour s'être livré à l'Esprit du mal, le monde moderne, comme le monde ancien, ne sera sauvé, qu'en se donnant à l'Esprit du bien. L'enfant prodigue ne retrouve la vie qu'en retournant à son père.

A raison des dangers incalculables qui, en ce moment, menacent la vieille Europe, ce retour au Saint-Esprit, prompt, sincère, universel est la première nécessité du jour. Pour le montrer, même aux aveugles, nous avons rappelé l'existence trop oubliée des deux esprits opposés, qui se disputent l'empire du monde et qui le gouvernent avec une autorité souveraine. Nous avons constaté l'alternative impitoyable, dans laquelle se trouve le genre humain, de vivre sous l'empire de l'un, ou sous l'empire de l'autre. Enfin, l'histoire universelle, résumée dans le tableau parallèle des deux Cités, nous a dit ce qui revient à l'homme d'être citoyen de la Cité du bien ou citoyen de la Cité du mal.

Savoir ce qui doit être fait, ne suffit pas ; il reste à donner les moyens de le faire. Connaître le Saint-Esprit, afin de l'aimer, de l'appeler, de nous replacer sous son empire et d'y rester : tout est là. Jusqu'ici nous avons montré l'oeuvre plutôt que l'ouvrier ; l'oeuvre extérieure et générale, plutôt que l'oeuvre intime et particulière ; le corps plutôt que l'âme. Il faut maintenant faire connaître en elle-même cette Ame divine de l'homme et du monde ; cet Esprit créateur, à qui le ciel et la terre sont redevables de leur brillante parure; cet

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Esprit vivificateur, qui nous nourrit comme l'air, qui nous enveloppe comme la lumière ; cet Esprit sanctificateur, auteur du monde de la grâce et de ses magnifiques réalités. Il faut expliquer ses opérations multiformes dans l'ordre de la nature et dans l'ordre de la grâce, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament.

Théologique, afin d'être exacte ; simple et en quelque sorte catéchistique, afin que la vérité soit entre les mains du prêtre un pain facile à rompre aux plus faibles intelligences : telle doit être la seconde partie de notre travail. Nous le confessons sans arrière-pensée : plus encore que la première, elle est au-dessus de nos forces. Nous allons néanmoins l'aborder. Deux choses encouragent notre faiblesse : l'indulgence acquise des hommes éclairés qui comprennent la difficulté d'une pareille tâche; la bonté infinie de Celui pour qui nous travaillons : Da mihi sedium tuarum assistricem Sapientiam... ut mecum sit et mecum laboret (I Sap. IX, 4.)


                              FIN DU TOME PREMIER